Le bonheur est rarement facile ou permanent. Qu’à cela ne tienne, cet état de grâce est à la portée de tous, malgré les épreuves de la vie, voire grâce à elles. La Presse rencontre chaque semaine quelqu’un qui semble l’avoir apprivoisé.

Le 31 décembre 2019, Élisabeth Cardin, copropriétaire du restaurant Manitoba, a fait le bilan de sa décennie et publié un beau texte sur sa page Facebook personnelle. Elle y implorait le grand « nous » collectif de guérir la nature et, par le fait même, de se guérir à travers elle.

« Alors voilà ce que je nous souhaite, écrit-elle. Moins d’ego. Beaucoup de nature. Que ce soit ELLE qui nous montre à vivre et non le contraire. Je nous souhaite qu’on lâche prise sur les biens matériaux et sur les réseaux sociaux. Que nos seuls succès soient mesurables en termes de santé globale de l’environnement et en termes de santé de nos relations. Je nous souhaite un projet commun et une reconnexion […] aux vraies choses, celles qu’on retrouve seulement à l’intérieur de soi ET dans la nature. »

PHOTO PHILIPPE RICHELET, FOURNIE PAR ÉLISABETH CARDIN

Un paysage naturel immortalisé en Beauce, l’été dernier, tandis qu’Élisabeth et le photographe Philippe Richelet parcouraient le Québec pour en croquer la beauté 

Cap sur Kamouraska

Au printemps, la restauratrice, chasseuse-cueilleuse et assembleuse de mots justes fera exactement ça. Elle laissera ses associés du restaurant prendre la relève en ville et s’installera à Kamouraska, le temps d’une belle saison. Elle gardera un œil sur son bébé, mis au monde en 2013, mais aura les deux mains dans la terre à La Société des plantes. Elle y apprendra le travail des semences, avec l’inimitable Patrice Fortier, gardien de plantes comestibles rares, anciennes, gustativement supérieures.

Dans son petit havre de paix, avec vue sur le fleuve, idéalement, Élisabeth écrira aussi. Deux projets de livre l’occupent. Le premier est un ouvrage costaud, sur le patrimoine culinaire québécois, avec Michel Lambert. L’historien a écrit des centaines et des centaines de pages sur le sujet, dans les cinq volumes de son Histoire de la cuisine familiale du Québec. Cette synthèse de son œuvre, en quelque sorte, sera présentée par ingrédients fondateurs. La contribution d’Élisabeth sera plus poétique que factuelle. Après, elle écrira un court essai engagé sur l’acte alimentaire.

Tous ces projets récents ont mis du ressort dans la démarche d’Élisabeth qui, pour une foule de raisons bien personnelles, s’était faite un peu plus apathique, dans les dernières années.

Là, je me réveille à 6 heures du matin, trop énervée par ce qui s’en vient. C’est comme si tout était finalement en train de tomber en place dans une parfaite adéquation. Ça me rassure sur les choix que j’ai pu faire dans la vie, jusqu’à maintenant.

Élisabeth Cardin

Élisabeth a étudié l’horticulture, fait un baccalauréat en géographie, commencé des études en biologie, puis bifurqué vers un certificat en écologie. Avec tout ça, elle a fini par… ouvrir un restaurant !

« J’ai choisi le canal alimentaire parce que pour moi, il n’y a rien de plus important que ce qu’on met dans son propre corps et qui est censé être notre carburant. À travers la bouffe, on peut aborder tous les sujets. Et quand on commence à réfléchir à l’acte alimentaire tous les jours, à chaque repas, ça ébranle. »

PHOTO PHILIPPE RICHELET, FOURNIE PAR ÉLISABETH CARDIN

Elisabeth Cardin pratique la chasse depuis quelques années.

Prendre le taureau par les cornes

Le Manitoba est donc devenu un chef de file de la cuisine ultralocale. « Nous travaillons depuis six ans à mettre de l’avant l’identité culinaire québécoise. Une identité faite de paysages et de saisons, de transmission et de savoir-faire, d’agriculture à échelle humaine et de circuit court, de métissage culturel et d’ouverture. Nous réfléchissons, toujours, aux impacts de nos activités alimentaires sur notre environnement extérieur et intérieur. Nous encourageons des artisans fermiers qui produisent tranquillement variétés de légumes ancestraux et animaux en pâturage. Nous nous intéressons à l’histoire alimentaire des Premières Nations, des secondes et des suivantes », écrivait Élisabeth sur Facebook, cette semaine, en réponse à un acte de vandalisme vraisemblablement perpétré par des militants véganes.

Plutôt que de se cacher derrière la peur des représailles ou le mépris des opinions divergentes, la femme de tête a pris le taureau par les cornes et proposé la discussion.

Amoureuse de la vie sur terre, pas particulièrement fan de la race humaine (!), cette trentenaire est toutefois loin de se placer en position de supériorité face à la nature et aux autres êtres vivants.

Quand je suis en train de pêcher à la mouche ou de faire de la cueillette en pleine forêt, et que je prends conscience de mon environnement, il se passe quelque chose.

Élisabeth Cardin

« Les milieux sauvages sont des espaces qui s’autorégulent, sans avoir besoin de l’être humain. Lorsque je suis au cœur de tout ça, je sens que ce qui m’entoure est infiniment plus important que moi. Je ne suis rien et en même temps, je peux commencer à être entièrement moi, pour moi, pas pour les autres. »

Bref, Élisabeth ne se sent jamais plus heureuse que lorsqu’elle se trouve dans la forêt, pour cueillir la chanterelle en tube, à parcourir les dunes et les rivages pour remplir son panier de sabline, de pois de mer et de salicorne, à grimper des monts à la recherche d’airelles et de thé du Labrador, pour ensuite savourer la vie !

Questionnaire du bonheur

As-tu une définition du bonheur ?

« Pour moi, le bonheur, c’est la connexion. Il faut trouver les choses qui nous reconnectent à nous-mêmes et à notre environnement et les faire le plus souvent possible. »

Le bonheur est en ville ou dans le pré ?

« Les deux ! Le mot équilibre revient sans cesse dans tout. Je ne vais pas m’isoler à la campagne. Je veux créer des ponts entre la ville et la nature. Pour être heureuse, j’ai besoin de vie entrepreneuriale et sociale, de littérature, de cueillette, de pêche et de chasse. »

Qu’est-ce qui pourrait te rendre encore plus heureuse ?

« J’aimerais que la priorité des gens soit de minimiser leurs impacts négatifs sur les autres et sur les choses. »