« J’assumais pleinement ce que je faisais, mon entourage le savait… mais je ne mesurais pas les conséquences que ça aurait sur moi aujourd’hui », laisse tomber Marie-Pier d’une voix douce, presque effacée. L’intervenante Barbara Rondiat l’écoute, le regard rempli de compassion.

Nous sommes dans les locaux de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), un organisme montréalais qui vient en aide aux femmes ayant vécu un lien avec la prostitution. Marie-Pier fait chaque semaine l’aller-retour Sherbrooke-Montréal en autocar pour participer à un groupe de soutien offert par la CLES.

Lundi, TVA diffusera le premier épisode de la deuxième saison de Fugueuse. Quatre ans se sont écoulés depuis que Fanny a dénoncé Damien, son proxénète. « Même si, aux yeux de ses parents et de ses proches, Fanny a réussi à tourner la page, bien des fantômes la hantent encore », écrit la production dans le synopsis.

PHOTO MARLÈNE GÉLINEAU PAYETTE, TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE L'ÉMISSION

Jean-François Ruel (Damien) et Ludivine Reding (Fanny) dans Fugueuse

Des fantômes, Marie-Pier, 27 ans, en a elle aussi.

Issue d’une famille dysfonctionnelle, Marie-Pier a abouti en centre jeunesse à l’âge de 14 ans. Des filles, au centre, faisaient des fugues.

Vers 16, 17 ans, j’ai commencé à faire des fugues moi aussi, et je me suis embarquée dans des histoires de prostitution avec ces filles-là. Pour avoir un lieu où dormir, manger. Survivre, au fond.

Marie-Pier

Une fois adulte, Marie-Pier s’est tenue à l’écart du milieu pendant cinq bonnes années, mais à l’aube de ses 24 ans, lassée de devoir toujours emprunter de l’argent à ses proches pour boucler ses fins de mois (son état de santé précaire l’empêchait d’occuper un emploi à temps plein), Marie-Pier est descendue à Montréal pour s’informer auprès d’une agence d’escortes.

Elle venait de remettre le pied dans un engrenage qui la mènera, deux ans plus tard, au plus bas.

Les conséquences de la prostitution

Nadine Lanctôt, professeure titulaire en psychoéducation à l’Université de Sherbrooke, a suivi, jusqu’à l’âge adulte, quelque 125 filles placées en centre jeunesse. Elle voulait entre autres savoir si les filles impliquées dans des activités de prostitution à l’adolescence (pas moins de 56 % de son échantillon) rencontraient plus de difficultés à l’âge adulte.

La réponse est sans équivoque. « Il n’y a probablement aucune autre variable dans ma base de données qui donne des effets aussi négatifs, résume la professeure. La prostitution ajoute une couche de souffrance sur à peu près tous les symptômes qu’on évaluait à l’âge de 20 ans. » Les résultats ont été publiés en 2018 dans le rapport La face cachée de la prostitution. Nadine Lanctôt les a récemment présentés devant la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs.

9 % : Proportion des femmes de l’étude qui avaient un diplôme d’études secondaires au début de l’âge adulte parmi celles qui avaient vécu une forme de prostitution à l’adolescence.

Les symptômes traumatiques (anxiété, évitement de lieux ou de personnes, dissociation) font partie des séquelles. Nadine Lanctôt souligne que des femmes lui ont raconté une violence inimaginable — viols, séquestrations, gang bang. « Ces conséquences-là ne disparaissent pas par magie quand les filles quittent le milieu de la prostitution, dit-elle. Elles vont persister dans le temps et faire boule de neige, parce que ça va affecter à peu près toutes les sphères de leur vie. » L’estime de soi, les relations interpersonnelles et le développement identitaire sont aussi touchés.

Marie-Pier connaît trop bien ces conséquences.

J’ai un diagnostic de choc post-traumatique depuis que je suis jeune, mais les mauvaises expériences avec les clients ont fait revenir des souvenirs de mon enfance. Certains événements ont créé d’autres traumas.

Marie-Pier

L’hiver dernier, elle a perdu le contrôle de sa santé mentale. Anxiété, automutilation, trouble alimentaire, idées suicidaires ; Marie-Pier a dû être hospitalisée pendant deux mois.

Si elle va mieux aujourd’hui, loin de ce milieu, elle ne sort pratiquement pas de chez elle, de peur de croiser d’anciens clients qui l’ont violentée et menacée. Elle sort uniquement pour participer aux groupes de soutien. Elle a aussi créé un groupe d’entraide sur Facebook, nommé Survivantes de l’exploitation sexuelle du Québec.

Lors de notre rencontre, Marie-Pier a refusé de voir un aperçu des photos que La Presse a prises d’elle. Elle nous a confié qu’elle déteste se regarder.

Reconstruction

Ginette Massé, directrice générale de la Maison de Marthe, souligne à quel point des femmes peuvent être perdues quand elles veulent sortir de la prostitution. « Elles ne savent plus où aller, elles n’ont souvent plus de liens familiaux, elles sont traquées par les proxénètes. Elles sont mal en point physiquement, psychologiquement. Et elles sont polytraumatisées. »

Leur besoin principal : se reconstruire. Il existe des services d’aide, comme les organismes communautaires spécialisés (dont la CLES et la Maison de Marthe), le projet Sphère, à Montréal, et celui des Survivantes, du Service de police de la Ville de Montréal.

Sur le terrain, il y a beaucoup d’efforts déployés, et à bout de bras, parce qu’il n’y a malheureusement pas assez de ressources et de financement.

Nadine Lanctôt, professeure titulaire en psychoéducation à l’Université de Sherbrooke

Sa recherche conclut qu’il n’existe pas de service spécialisé capable de prendre en charge l’ensemble des problématiques auxquelles ces femmes peuvent être confrontées, à commencer par un service d’hébergement spécialisé. La Maison de Marthe, à Québec, travaille sur un projet qui devrait lui permettre d’héberger des femmes dès l’automne 2021.

S’il reste du travail à faire, Nadine Lanctôt se réjouit néanmoins du « vent de changement » au Québec. Les initiatives qui visent la reconnaissance de l’exploitation sexuelle se multiplient. Et l’émission Fugueuse, dans un sens, participe à cette évolution. « Comme citoyenne, je peux être témoin que cette fiction-là a permis d’en parler, constate la professeure. Combien de jeunes ont pu avoir une discussion avec leurs parents ou avec leurs amis à ce sujet-là ? Ça, à mon sens, c’est déjà beaucoup. »

PHOTO FOURNIE PAR NADINE LANCTÔT

Nadine Lanctôt (à droite) travaille à un projet de capsules vidéo visant à vulgariser les conséquences de l’exploitation sexuelle. 

Capsules vidéo

Tous les lundis soir après les épisodes de Fugueuse, l’Université de Sherbrooke diffusera sur sa page Facebook et sur sa chaîne YouTube des capsules vidéo pour vulgariser les conséquences de l’exploitation sexuelle. L’équipe de Nadine Lanctôt a produit un total de 10 capsules d’environ deux minutes chacune.