La mort de l’Afro-Américain George Floyd sous le genou d’un policier blanc, à Minneapolis, en mai dernier, a provoqué la résurgence sans précédent du mouvement Black Lives Matter. La Presse revient sur ce tournant majeur avec l’entrepreneur social Fabrice Vil.

La Presse : La mort de George Floyd a été le déclencheur d’une protestation immense, un peu partout dans le monde et notamment au Québec. Pourtant, le mouvement Black Lives Matter existait déjà et il ne s’agissait pas du premier Afro-Américain à mourir aux mains de la police. Qu’est-ce qui a été différent cette fois ?

Fabrice Vil : La lutte contre le racisme est devenue un sujet de société très présent. Sur le plan artistique, sur le plan des affaires, sur le plan du militantisme. Et ça a dépassé le cadre des gens qui sont le plus interpellés par ces choses-là. Au Québec, il y a également eu la mort de Joyce Echaquan, qui a apporté un autre angle important, celui de la question autochtone. […] La particularité de cette année, c’est le contexte de pandémie. Au moment où George Floyd est mort, on n’avait pas de distraction. Les enjeux sociaux qui concernent la population, les enjeux d’injustice profonde, on avait l’espace mental et émotionnel pour les voir se dérouler. Ce n’est pas la première fois qu’un homme noir meurt aux mains de la police. Mais c’est une des premières fois qu’on a été capables de prêter vraiment attention à ça. C’est vraiment triste qu’on ait eu à voir un homme mourir pendant 8 min 46 s pour se rendre compte de la sévérité de la chose. Mais ça parle de la façon dont le racisme est pernicieux. Ça a pris une pandémie et la mort d’un homme de manière aussi sévère pour qu’on se rende compte du caractère vicieux du racisme, alors que ce sont des enjeux dont on parle au Québec régulièrement.

PHOTO ROBERTO SCHMIDT, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Une manifestation Black Lives Matter près de la Maison-Blanche, à Washington, le 5 juin dernier

Il a semblé également y avoir plus de personnes non noires impliquées pour la cause…

Tout à fait. Peu de changements sont possibles sans mobilisation importante. La lutte contre le racisme, c’est l’affaire de tout le monde et si on réserve ça aux personnes racisées, on fonce dans un mur. Le racisme est une question d’inégalités historiques causées par le colonialisme. Que les gens concernés le voient, c’est important. D’avoir des gens qui prennent la parole, des artistes comme Émile Bilodeau qui l’a fait de façon très affichée, et de voir que le sujet revient régulièrement : tout ça contribue au changement de mentalité. Il est aussi important de nommer aussi le fait que des gens libèrent leur voix. Je pense par exemple à Adib [Alkhalidey] qui a pris position de manière forte.

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L’artiste visuel montréalais Stanley Février (au premier plan à gauche) et ses collaborateurs sortent d’un corbillard, en juin dernier, une sculpture qu’il avait créée au printemps et qui représente George Floyd, les mains dans le dos, lors de son arrestation dramatique.

La protestation a eu lieu dans la rue et la discussion, beaucoup sur les réseaux sociaux. Y a-t-il un risque que ce mouvement s’essouffle au-delà d’un certain effet de mode sur Instagram ?

C’est sûr qu’il y a un risque que l’enjeu de la lutte contre le racisme demeure une vague sur le web. En même temps, je vois des gens faire des actions concrètes. Quand on regarde les organisations qui se mobilisent pour lutter contre le racisme, ce n’est pas du travail uniquement sur l’internet. C’est une force mobilisatrice importante. Par exemple, la vidéo de Hoodstock qui parle d’enjeux d’actualité, d’enjeux historiques, qui a mobilisé un ensemble d’acteurs de différents horizons, c’est du travail concret. Tout comme la campagne Mon ami blanc. C’est la même chose au sein des communautés autochtones avec la mobilisation après la mort de Joyce Echaquan. Je pense que ces groupes font des actions dont on peut s’inspirer lorsqu’on pense aux gestes qu’on peut soi-même faire.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Rassemblement, le 29 septembre dernier, devant l’hôpital de Joliette pour Joyce Echaquan, femme atikamekw de 37 ans qui avait été victime de racisme sur son lit d’hôpital avant de mourir

Vous avez été clair sur le fait qu’il faut nommer les choses, ce qu’on reproche à certains de ne pas vouloir faire. Pourquoi l’étape de la reconnaissance de ce qu’est le racisme est si importante pour aller de l’avant ?

Il est essentiel d’être clair sur le problème dont on parle. Il faut pouvoir le traiter de manière proportionnelle à son ampleur. Quand on parle de la lutte contre l’homophobie, on est capable de bien nommer l’homophobie. Le risque de ne pas nommer l’aspect systémique du racisme est de le traiter sur le plan individuel seulement. On ne voit pas l’ensemble de l’opération. Le gouvernement a la responsabilité de bien nommer ce dont on parle et de prendre des mesures concrètes. Sinon, on dit qu’on prend des mesures sans savoir exactement de quoi on parle. Il est grand temps de se rendre compte que le racisme est beaucoup plus vaste qu’un crime. On utilise un langage qui limite le racisme à un crime et ça le rend tabou. On parle de procès des Québécois. On parle d’accuser de racisme. Mais le racisme a plusieurs facettes. Ce n’est pas juste un crime. Il contient plusieurs enjeux dont il faut parler de façon décomplexée.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Une œuvre en hommage à George Floyd dans Pointe-Saint-Charles, à Montréal

Un groupe d’action contre le racisme a été mis en place par le gouvernement Legault. Que pensez-vous du rapport qu’il vient de publier ?

Le rapport contient certaines initiatives pertinentes. Par exemple, la recommandation quant aux interpellations policières aléatoires. Même s’il va falloir savoir comment s’organiser avec les organes policiers pour limiter les potentielles interpellations arbitraires. Un autre élément pertinent est la recommandation d’augmenter la présence de personnes issues de ce qu’ils nomment les « minorités visibles » au sein de la fonction publique, de manière à ce qu’elle soit représentative de la population active. Toutefois, le rapport est incomplet à plusieurs niveaux. Il ne fait aucunement état du racisme anti-Noirs, qui est un sujet en soi. C’est surprenant parce qu’on parle du fait que ce rapport est né dans la foulée de la mort de George Floyd et que les problématiques dont sont affectées spécifiquement les communautés noires sont bien réelles. […] On ne peut pas passer sous silence le fait que le rapport refuse de reconnaître le racisme systémique et laisse le débat ouvert, ce qui me semble être une incohérence majeure parce qu’il est évident que les recommandations sont des actions de l’ordre systémique. […] Aussi, les actions gouvernementales doivent considérer les faits d’actualité qui ont un impact majeur, mais le rapport fait fi de ce qui s’est produit à l’école Henri-Bourassa, de la dénonciation d’un professeur et du système qui l’entoure. Autre chose : l’été dernier, le groupe a dénoncé la haine et le racisme sur le web. Et on se retrouve avec un rapport qui ne traite pas du tout de cette question-là… Il y a des initiatives intéressantes et louables, mais c’est incomplet, incohérent et insuffisant à certains égards.

Vous avez présenté en début d’année un documentaire intitulé Briser le code, qui discutait notamment de discrimination, d’identité, de racisme systémique, en relatant le vécu de personnes non blanches vivant au Québec. Dans la foulée de l’année que l’on vient de traverser, quelle a été la réponse à ce film ?

Le documentaire est sorti à la fin janvier et à ce moment-là, la réception était positive. C’était du contenu qui reflète des réalités vécues et dont on parle peu. Depuis la mort de George Floyd, le documentaire a de nouveau attiré beaucoup l’attention. On pouvait faire le lien. On montrait une réalité québécoise, en français, par rapport aux enjeux qui se déroulent sur notre territoire. Je suis bien content qu’il puisse faire œuvre utile. Il y a aussi eu récemment le documentaire [Pour mes fils, mon silence est impossible] d’Isabelle Racicot. J’espère qu’il y en aura d’autres. Je suis content qu’on puisse avoir ces réalités à l’écran. Une capsule de Briser le code – Le lexique a gagné un prix Gémeaux. C’est une forme de reconnaissance de la pertinence de ce travail.