En ce début de deuxième vague de la COVID-19, comment allons-nous, collectivement ? La Presse a réuni trois chercheuses d’horizons divers autour d’une table ronde (virtuelle) pour parler de notre humeur, de nos divisions, de notre quête du risque zéro. Et, enfin, des solutions pour mieux vivre ces nouvelles mesures de distanciation physique.

Le besoin d’être ensemble

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Laurence Monnais, professeure titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal spécialisée en histoire de la santé

Comment allons-nous, collectivement ?

Pour répondre à cette première question, l’historienne Laurence Monnais fait part d’une constatation qu’elle a faite sur le terrain à la fin de l’été… lors des grandes manifestations antimasques à Montréal. « Pour faire de l’observation non participante, tient-elle à préciser. D’ailleurs, j’étais la seule masquée ! »

Ce qui l’a fascinée chez ces manifestants (qui ne sont pas tous des radicaux), c’est le besoin de recréer du lien social, d’avoir une capacité collective d’agir.

« Au-delà du discours qu’on peut trouver idiot – quoique je pense que ce n’est pas la bonne façon de l’aborder –, qu’on peut trouver extrémiste, qu’on peut trouver délétère pour le bien commun, il reste qu’un des éléments évidents, c’est ce besoin d’être ensemble, pas juste pour défier l’État et ce discours de santé publique », dit-elle.

Plus la fatigue s’installe, plus ce besoin d’agir ensemble devient pressant, note Laurence Monnais, professeure titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal et spécialiste en histoire de la santé. Le besoin de faire sens commun n’est pas propre aux antimasques, dit-elle, mais la façon de faire de ces derniers – qui se réunissent et s’étreignent sans contrainte – provoque une énorme frustration chez ceux qui respectent les consignes.

Le stress n’est pas étranger à l’éventail de réactions qu’on observe actuellement, souligne la Dre Cécile Rousseau, professeure au département de psychiatrie de l’Université McGill et clinicienne. Même chez les antimasques.

Je mets des gants blancs avant de généraliser, mais ce que j’ai vu, sur le plan individuel, c’est que ce sont souvent les gens qui étaient les plus paniqués, les plus sidérés lors de la première vague qui se retrouvent maintenant dans des mouvements antimasques.

La Dre Cécile Rousseau

Quand le stress devient chronique, certains vont être portés à nier ce risque ou encore à le défier, comme ces jeunes adultes qui sont aujourd’hui les plus contaminés, souligne la Dre Rousseau. Et du stress, cette pandémie en provoque beaucoup. Un adulte sur cinq aurait des symptômes compatibles avec un trouble d’anxiété généralisée ou une dépression majeure, selon une enquête de l’Université de Sherbrooke menée au début du mois de septembre.

Selon Cécile Rousseau, il ne faut pas non plus dramatiser : « Si on reprend la question de départ, je pense que nous nous en sortons assez bien », dit-elle, après avoir fait le parallèle avec la grippe espagnole de 1918, qui n’est pas présente comme un traumatisme dans la littérature. « Il y a des évènements qui sont de l’ordre de ce à quoi nous pouvons faire face », résume-t-elle.

N’empêche, ce début de deuxième vague est différent de la première, note Marie-France Marin, professeure au département de psychologie de l’UQAM et chercheuse en stress. « Ce qui lui est particulier, c’est qu’on voit peut-être un peu plus de différences, plus de divisions, dit-elle. On sent plus les gens se polariser. »

Comment vont nos liens sociaux ?

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Cécile Rousseau, professeure titulaire à la division de psychiatrie sociale et culturelle de l’Université McGill et pédopsychiatre

C’est indéniable, les conflits ont augmenté pendant la pandémie. Conflit dans les familles, dans les milieux de travail, entre les administrateurs et les gens sur le terrain, entre les communautés, énumère Cécile Rousseau, professeure en psychiatrie à McGill. Est-ce à dire que nos liens sociaux vont mal ?

« Est-ce que quand on se dispute, dans une famille, c’est qu’on va mal ? En soi, non », répond la pédopsychiatre. La capacité de conflit et de dissension dans l’espace public, dit-elle, est importante, protectrice. « Et c’est normal qu’en situation de stress il y ait des divisions et de la colère qui surgissent. La question est : comment est-ce qu’on la canalise ? Est-ce qu’on s’en va vers une aggravation des fissures sociales ? Ou est-ce que ces conflits sont en équilibre avec l’émergence de nouvelles formes de solidarité sociale ? » Les organismes communautaires ont été le fer de lance de la solidarité sociale dans les quartiers, rappelle Cécile Rousseau, et il faut aussi le souligner.

N’empêche, la pandémie a aussi révélé des inégalités qui existaient déjà bien avant, souligne la Dre Rousseau, qui pense aux mouvements Black Lives Matter, aux États-Unis. Ici aussi, les communautés ethniques ont été surexposées au virus, les communautés asiatiques ont été surexposées à la discrimination et la minorité juive, bouc émissaire des épidémies du Moyen Âge, n’a pas été épargnée non plus, rappelle-t-elle.

Ce qui n’est pas nouveau sur le plan de l’histoire, rappelle l’historienne Laurence Monnais.

Si on regarde dans l’histoire des épidémies et des pandémies, ce sont toujours les mêmes choses qui ressurgissent : un certain nombre de communautés ou de minorités vont être l’objet de discrimination, vont être accusées d’être des empoisonneurs de puits au Moyen Âge.

Laurence Monnais, historienne

Mais on a tendance à oublier les précédents, se désole l’historienne. Si on trouve une solution à la COVID-19 (ce qu’elle espère, bien sûr), on va de nouveau écarter tous les problèmes, les discriminations, les inégalités qui ont été révélés ou accrus par la crise.

« C’est très difficile de réfléchir à ça dans un contexte de crise, parce qu’on a du mal à mettre les choses à plat, constate Laurence Monnais. Mais il me semble que c’est quelque chose d’absolument fondamental. Et c’est peut-être là que la grippe espagnole de 1918-1919 est intéressante. On n’avait pas de vaccin pour régler le problème, alors on l’a réglé autrement. Et une des façons de la régler – et ça a pris du temps, c’est d’apprendre à vivre avec le risque. »

Notre quête du risque zéro

PHOTO ÉMILIE TOURNEVACHE, FOURNIE PAR L’UQAM

Marie-France Marin, professeure au département de psychologie de l’UQAM et chercheuse au centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal

Apprécier et tolérer le risque n’est pas toujours évident.

Chercheuse en stress à l’UQAM, Marie-France Marin donne l’exemple de la réouverture des écoles. Pour bien des gens, ça n’allait pas du tout, souligne-t-elle. « Un cerveau stressé, ce n’est pas un cerveau qui est extrêmement rationnel, ce n’est pas un cerveau nécessairement capable d’avoir le recul pour dire : OK, il y a un risque, qui est calculé. »

Laurence Monnais, aussi directrice du Centre d’études asiatiques à l’Université de Montréal, y voit une dimension culturelle. En Asie du Sud-Est, où elle se rend pour son travail, des maladies infectieuses graves circulent. Et le risque, dit-elle, jusqu’à un certain point, on apprend à le gérer.

Je me rends compte que les gens autour de moi ne savent plus vivre avec un risque calculé. Et on ne leur donne pas les outils pour évaluer ce risque non plus.

Laurence Monnais

Pour Cécile Rousseau, professeure en psychiatrie à McGill, cela rejoint un de nos mythes : celui de la sécurité parfaite, qui a peut-être teinté les discours autour de la pandémie. « Les autorités ont voulu rassurer et mobiliser tout le monde, mais elles sont un peu trop rentrées dans le discours du “un risque zéro est possible si on s’y met tous”. Je pense que c’est une illusion. Et comme c’est une illusion, ça amène ensuite de la colère. »

Pour mobiliser la population, on aurait pu aussi souligner que ce ne serait pas parfait, rappeler que le risque fait partie de la vie et faire appel à l’intelligence des gens pour se protéger et protéger les autres, note Cécile Rousseau, selon qui on peut très bien se donner des règles (comme le port du masque en public) sans pour autant écarter cet exercice de responsabilité personnelle.

Laurence Monnais raconte qu’à la fin du XIXe siècle, on offrait des cours d’hygiène dans les écoles. Mais la capacité de concevoir la prévention collective de façon harmonieuse s’est perdue au fil du temps, dit-elle. « Il n’y a pas d’entre-deux entre le tout ouvert et le tout confiné, entre le tout coercitif et le tout libre, fait-elle remarquer. C’est une avenue, à mon avis, sur laquelle il faudra réfléchir. »

Plus le temps passe, croit l’historienne, plus l’approche coercitive risque de provoquer l’effet inverse de celui qu’on espère.

Marie-France Marin écoute leurs réserves sur l’approche coercitive.

« Je pense que vous attendez trop de l’être humain ! », dit-elle en riant. Si la pandémie fait ressortir les plus beaux côtés de l’être humain, rappelle-t-elle, elle en fait aussi ressortir de moins reluisants, comme l’hyperindividualisme. « J’aime penser que chacun pourrait être partie prenante de ses décisions, mais est-ce qu’on se met en danger en faisant ça ? Il y a des gens qui n’ont pas le meilleur esprit critique à la base, et on rajoute le stress par-dessus ça… C’est peut-être mon anxiété qui ressort, mais moi, ça me fait peur. »

Mieux vivre cette deuxième vague

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Ce n’est pas en se divisant qu’on va y arriver, expliquent les experts. On doit écouter les opposants.

La première chose que Laurence Monnais a dite à ses étudiants, cette session, c’est : « Soyons bienveillants les uns envers les autres. » « Ça a l’air idiot, ça a l’air cucul, convient la professeure d’histoire. Mais le fait de le dire, ça permet de se positionner par rapport à un certain nombre de choses. » Être bienveillant, dit-elle, c’est l’être envers son adolescent qui sort sans son masque parce qu’il en a ras le bol, et aussi envers cet ami hyper stressé par la pandémie qui mérite notre respect et notre aide.

Marie-France Marin abonde. « Ce n’est pas en se divisant qu’on va y arriver, dit-elle. Enfin, on va y arriver quand même, mais ça va être plus douloureux au fil d’arrivée ! » La chercheuse en stress conseille aussi de baisser ses attentes et d’être le plus possible dans l’instant présent, sans se répéter à quel point c’était terrible, le confinement du printemps.

« Et pour moi, ajoute la Dre Cécile Rousseau, l’humour a un rôle de premier plan ces temps-ci. »

Rire est important. Bon, c’est un peu difficile en ce moment, mais il y a quand même des choses extrêmement comiques qui se passent, pour ne pas dire franchement ridicules !

La Dre Cécile Rousseau

Aux autorités, Marie-France Marin conseille de miser sur des consignes claires et d’expliquer le raisonnement derrière les décisions. Selon Cécile Rousseau, l’établissement des priorités en matière d’ouverture et de fermeture devrait se faire de façon un peu plus transparente.

Faut-il être bienveillant même envers les antimasques ?

« Comprendre, ce n’est pas justifier. Et je pense qu’on peut et qu’il faut absolument comprendre ce mouvement antimasque », répond Cécile Rousseau, qui craint que le dialogue de sourds actuel ne fasse qu’amplifier le clivage.

Avant d’être en mesure de les comprendre, il faudra écouter, estime Laurence Monnais, qui fait le parallèle avec le mouvement antivaccin, auquel elle s’est beaucoup intéressée comme historienne spécialisée en santé. « On s’est rendu compte que plus on était coercitif, plus on était dans le déni de la réflexion et de la rationalité qui était en face de la nôtre, plus le risque du passage de l’hésitation vaccinale à l’antivaccinationisme beaucoup plus radical était évident. Avec les antimasques, c’est exactement la même chose. »