À l’« ennemi invisible », il a fallu attribuer un faciès. Ou plutôt : une multitude de visages. Car telle la description d’un monstre mythologique entraperçu par une poignée d’humains seulement, les représentations du coronavirus de la COVID-19 tendent à différer : dans les images modélisées diffusées par les médias, son aspect fluctue. Malgré leur fidélité approximative, elles jouent toutefois un rôle symbolique important, parallèlement à l’émergence d’une « esthétique coronavirale » créée par des interprétations artistiques internationales.

Répondez sans tricher à la question suivante : quelle est la véritable teinte du virus de la COVID-19 ? C’est vrai qu’il nous en a fait voir de toutes les couleurs : rouge sang, vert maladif, bleu ou encore rouge et blanc, tel un champignon vénéneux. Si vous avez répondu par l’une des couleurs de l’arc-en-ciel, vous avez faux. Pierre Talbot, professeur de virologie à l’Institut national de la recherche scientifique, a eu l’occasion de l’observer au microscope électronique. « Il n’a pas de couleur, c’est gris et blanc, avec une rangée de spicules sur toute la surface qui lui donne son aspect distinctif », indique ce chercheur qui étudie les coronavirus depuis 40 ans. Par ailleurs, un article de l’astrophysicien Ethan Siegel paru dans Forbes explique en détail pourquoi le virus est incolore : en un mot, étant donné sa taille microscopique, il n’absorbe ni ne reflète aucune lumière, laquelle « passe à travers ».

Idem pour sa texture ; on le voit lisse comme un bonbon ou encore noueux comme un parasite extraterrestre. Quant à ses spicules, petites branches formant sa couronne, elles apparaissent ici comme des ventouses, là comme des choux-fleurs. Or, le professeur Talbot souligne que l’aspect réel du virus est « plutôt flou », rendant difficile la distinction d’une texture quelconque. Des photographies diffusées par les Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC), une agence américaine, montrent en effet des formes mal définies, irrégulières, où l’on devine seulement les spicules. « Leur donner un aspect de chou-fleur, c’est un peu exagéré », dit en riant M. Talbot, jugeant que les représentations graphiques publiées lui donnent un air « plus dangereux » qu’en réalité.

Des visages symboliques…

Les illustrations circulant dans les médias contiennent donc de petits ajouts visuels extrapolés – qui n’ont évidemment rien de malveillant, les reproductions étant basées sur un corps microscopique mal défini. Toutefois, ces biais représentatifs sont parfois porteurs d’une charge symbolique supplémentaire : le dépeindre en rouge vif, couleur associée au danger dans notre culture, accentue par exemple son caractère nuisible ; tout comme l’ajout d’une texture pareille à une peau putréfiée ou de ventouses prêtes à s’agripper au premier poumon venu. Bref, on en a peut-être un peu rajouté !

Mais que traduisent ces biais de représentation ? Sont-ils la traduction de nos peurs ?

Comme c’est microscopique et que c’est un phénomène sur lequel on n’a pas vraiment de prise, on a un besoin en tant qu’être humain de se le représenter en tant que créature symbolique. Même si cette représentation ne correspond pas à la réalité physique du virus, c’est un raccourci visuel efficace.

Gabriel Gaudette, sémiologue et chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal (UQAM)

M. Gaudette dresse un parallèle avec la symbolisation de l’amour et la fameuse forme du cœur, très éloignée de la réalité biologique de l’organe. Quant à l’aspect de dangerosité un peu brodé, il exprime notre rapport au virus. « Ce n’est pas comme s’il y avait eu un branding sur son aspect, mais il y avait la nécessité de le représenter avec un côté menaçant, parce que ce l’est pour nous », juge-t-il.

Selon Pierre Fraser, spécialiste de la sociologie visuelle, la reproduction exacte du virus ou de sa couleur importe peu, du moment qu’il y a une adhésion collective aux images en circulation. « Les symboles n’ont de légitimité que celle que le collectif est prête à lui accorder », indique-t-il, évoquant un principe établi par l’éminent anthropologue Claude Lévi-Strauss. « Du moment que la chose symbolisée devient le symbole que l’on a massivement offert aux gens par le truchement des médias, si, du jour au lendemain, ces derniers commencent à présenter une autre apparence de celui-ci, elle finira par être acceptée », table M. Fraser, qui pointe également, de concert avec M. Gaudette, qu’un glissement a rapidement eu lieu entre les dénominations « coronavirus » et « COVID-19 ». « Ça prenait un mot singulier pour décrire une époque singulière », avance le sémiologue, pour qui le sens du nouvel acronyme englobe une réalité plus vaste.

En somme, nous répondons à un besoin de singularisation et de caractérisation symbolique de l’« ennemi invisible », autant dans sa visualisation que dans sa dénomination.

… et des visages artistiques

En parallèle à cette farandole médiatique de représentations graphiques, d’innombrables artistes peintres et illustrateurs ont contribué à modeler un visage à ce fichu virus, créant une « esthétique coronavirale », où l’objectif n’est certes pas de le reproduire tel quel, mais plutôt d’y exprimer un ressenti. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment ces représentations ont parfois épousé les diverses cultures locales.

En Inde, le peintre Bhaskar Chitrakar a réalisé des toiles traditionnelles Kalighat dans lesquelles il a introduit un virus très orientalisé, doté d’un œil unique et d’une bouche dentée. Dans la ville de Guwahati, une œuvre d’art de rue montre un coronavirus aux yeux exorbités et aux crocs acérés, précisément calqués sur ceux des démons asiatiques traditionnels.

À Shanghaï, c’est à l’encre de Chine que le peintre Fan Fumin reproduit son interprétation de la COVID-19. De son côté, l’illustrateur italien Milo Manara, dans une série rendant hommage au personnel soignant, a esquissé une aquarelle typique des BD européennes où le coronavirus apparaît démesuré, comme une planète, à la mesure du défi imposé.

Les exemples foisonnent aux quatre coins du monde, mais l’un d’eux retient particulièrement l’attention : celui de David Goodsell, biologiste computationnel et illustrateur scientifique américain, qui a pris à contrepied la tendance à dépeindre le virus de façon disgracieuse, rendant au contraire la plaie de 2020… plaisante à l’œil. En se basant sur des données scientifiques, il a reproduit en détail les diverses composantes du virus puis les a colorées pour obtenir un joli mandala. Décidément, tout est question de perspective…

De tous, c’est finalement l’ennemi « invisible » qui aura eu droit à la plus large collection de masques, confectionnés dans le tissu de notre imaginaire.

Voir le virus

De vraies photos
  • Voici le véritable aspect du virus causant la COVID-19. Cette image a été prise au microscope et diffusée par le Centre de contrôle et de prévention des maladies des États-Unis (CDC).

    PHOTO ASSOCIATED PRESS

    Voici le véritable aspect du virus causant la COVID-19. Cette image a été prise au microscope et diffusée par le Centre de contrôle et de prévention des maladies des États-Unis (CDC).

  • Une autre image du virus au microscope diffusée par le CDC. Tel que l’indique le professeur Talbot, son aspect n’est pas net et les spicules formant la couronne ne sont pas clairement définis.

    PHOTO TIRÉE DU SITE INTERNET DU CDC

    Une autre image du virus au microscope diffusée par le CDC. Tel que l’indique le professeur Talbot, son aspect n’est pas net et les spicules formant la couronne ne sont pas clairement définis.

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Illustrations
  • Dans les photos d’illustration diffusées dans les médias, des textures sont parfois ajoutées sur la surface du virus. Ici, on a donné une forme irrégulière et peu flatteuse.

    PHOTO GETTY IMAGES

    Dans les photos d’illustration diffusées dans les médias, des textures sont parfois ajoutées sur la surface du virus. Ici, on a donné une forme irrégulière et peu flatteuse.

  • La couleur verte est parfois employée pour représenter le virus, symbolisant un côté maladif.

    PHOTO GETTY IMAGES

    La couleur verte est parfois employée pour représenter le virus, symbolisant un côté maladif.

  • Cette illustration, diffusée par le CDC, abonde dans les médias. Les spicules ont été colorés en rouge et ont l’aspect de choux-fleurs. Il s’agit d’ajouts « artistiques » puisqu’au microscope, le virus de la COVID-19 ne présente aucune couleur, ni de détails aussi fins.

    PHOTO ASSOCIATED PRESS

    Cette illustration, diffusée par le CDC, abonde dans les médias. Les spicules ont été colorés en rouge et ont l’aspect de choux-fleurs. Il s’agit d’ajouts « artistiques » puisqu’au microscope, le virus de la COVID-19 ne présente aucune couleur, ni de détails aussi fins.

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Illustrations artistiques
  • L’illustrateur italien Milo Manara a publié une série de dessins en hommage aux soignants. Sur celui-ci, il a représenté le coronavirus en taille démesurée, menaçant.

    PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE MILO MANARA

    L’illustrateur italien Milo Manara a publié une série de dessins en hommage aux soignants. Sur celui-ci, il a représenté le coronavirus en taille démesurée, menaçant.

  • Le biologiste computationnel et illustrateur scientifique américain David Goodsell, connu pour ses œuvres artistiques basées sur des données biologiques, a pour sa part conçu ce curieux mandala, représentant le SARS-CoV-2. Il s’est appuyé sur diverses informations de bases de données puis a reproduit et ajouté des couleurs à l’œuvre, où le coronavirus ne semble plus menaçant, et même plaisant à l’œil.

    PHOTOS TIRÉES DU COMPTE TWITTER @DSGOODSELL

    Le biologiste computationnel et illustrateur scientifique américain David Goodsell, connu pour ses œuvres artistiques basées sur des données biologiques, a pour sa part conçu ce curieux mandala, représentant le SARS-CoV-2. Il s’est appuyé sur diverses informations de bases de données puis a reproduit et ajouté des couleurs à l’œuvre, où le coronavirus ne semble plus menaçant, et même plaisant à l’œil.

  • Les diverses cultures mondiales ont chacune leur manière d’interpréter la représentation du virus.

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER @SVARADARAJAN

    Les diverses cultures mondiales ont chacune leur manière d’interpréter la représentation du virus.

  • Le peintre indien Bhaskar Chitrakar a réalisé des toiles traditionnelles dans lesquelles il a introduit un virus très orientalisé, doté d’un oeil unique.

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @ABANDESAI

    Le peintre indien Bhaskar Chitrakar a réalisé des toiles traditionnelles dans lesquelles il a introduit un virus très orientalisé, doté d’un oeil unique.

  • L'artiste de Calgary Debbie Lee Miszaniec a créé une série de dessins avec le coronavirus pour thème.

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @DEBBIE.LEEMISZANIEC_ARTIST

    L'artiste de Calgary Debbie Lee Miszaniec a créé une série de dessins avec le coronavirus pour thème.

  • L'artiste de Calgary Debbie Lee Miszaniec a créé une série de dessins avec le coronavirus pour thème.

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @DEBBIE.LEEMISZANIEC_ARTIST

    L'artiste de Calgary Debbie Lee Miszaniec a créé une série de dessins avec le coronavirus pour thème.

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Art de rue
  • À Bangkok, une œuvre où le virus apparaît dans sa forme menaçante classique, en vert.

    PHOTO JUARAWEE KITTISILPA, REUTERS

    À Bangkok, une œuvre où le virus apparaît dans sa forme menaçante classique, en vert.

  • Une œuvre peinte au sol en Inde. On remarque comment le virus a été adapté par rapport à la culture locale, la large bouche aux dents pointues et les yeux exorbités ayant été empruntés aux représentations traditionnelles des démons asiatiques.

    PHOTO ANUPAM NATH, ASSOCIATED PRESS

    Une œuvre peinte au sol en Inde. On remarque comment le virus a été adapté par rapport à la culture locale, la large bouche aux dents pointues et les yeux exorbités ayant été empruntés aux représentations traditionnelles des démons asiatiques.

  • Une autre représentation classique du virus, ici à Jakarta, en Indonésie.

    PHOTO DITA ALANGKARA, ASSOCIATED PRESS

    Une autre représentation classique du virus, ici à Jakarta, en Indonésie.

  • À Nairobi, au Kenya, une œuvre murale avec une caricature du virus, humanisé et exhibant une volonté de nuire.

    PHOTO BRIAN INGANGA, ASSOCIATED PRESS

    À Nairobi, au Kenya, une œuvre murale avec une caricature du virus, humanisé et exhibant une volonté de nuire.

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Représentation symbolique

PHOTO GETTY IMAGES

La forme symbolisée épurée du virus est devenue commune, immédiatement reconnaissable par tous. En l’apercevant, on comprend qu’il s’agit d’un avertissement en lien avec le coronavirus.