J’ai cherché la photo pendant près d’une heure. Elle n’était pas parmi celles, rangées dans de vieilles enveloppes jaunies de chez Jean Coutu, du tiroir du bas de mon secrétaire. Souvenirs de voyages et souvenirs de jeunesse classés pêle-mêle. Je n’en ai pas été surpris outre mesure.

Dans le fond de la cave, au milieu d’une colonne de boîtes poussiéreuses, je n’ai pas réussi à dégager celle qui contient les reliques de mon adolescence.

C’est tout juste si, forçant le carton ramolli du dessus, j’ai réussi à glisser ma main, cherchant à tâtons une surface lustrée de papier photographique. J’ai trouvé des cartes postales, de vieilles cassettes, mais pas de photos.

J’étais sur le point d’abandonner – j’ai pensé : « C’est un signe ! » – lorsque j’ai sorti de la boîte, en la pliant à souhait, une chemise beige.

J’y ai trouvé des lettres maladroites, des poèmes maladroits, des articles de journaux étudiants tout aussi maladroits… et la photo que je cherchais. Plus gênante encore que mes poèmes d’adolescent.

PHOTO FOURNIE PAR MARC CASSIVI

Marc Cassivi et sa blonde du secondaire, devenue depuis sa voisine d’en face

Elle a été prise il y a exactement 30 ans, le soir de mon bal de finissants du secondaire, dans le hall d’entrée du Buffet Crystal, boulevard Henri-Bourassa. Quelques mois plus tôt, j’avais loué un costume à bas prix, avec nœud papillon de satin bleu poudre et ceinture de smoking assortie. La robe de taffetas rose de ma cavalière, confectionnée par sa mère, finissait de nous donner des airs d’ornement de gâteau de mariage pastel acheté au rayon pâtisserie de l’épicerie du coin.

« La robe est devenue un déguisement d’Halloween ! », m’a précisé cette semaine ma blonde du secondaire, devenue depuis ma voisine d’en face. C’était, il me semble, la première fois que je portais un veston. Il était beaucoup trop grand, même selon les critères de l’époque. Je regarde la photo et ce n’est pas le costume mal ajusté qui me saute aux yeux…

MES CHEVEUX ! Le toupet bouffant qui traîne en vagues successives jusqu’aux oreilles. La touffe de poils indisciplinés qui recouvre ma nuque en formant un triangle isocèle. La tignasse digne du bassiste d’un groupe hommage à Megadeth ou de l’ailier droit du quatrième trio du club-école des Penguins de Pittsburgh. En 1990.

Disons qu’au chapitre de la représentation capillaire, j’attendais des jours meilleurs. À ma décharge, c’était une coupe de « transition ». Sans l’excuse du confinement.

Si je vous montre cette photo abandonnée depuis des années dans une boîte du sous-sol, ce n’est pas seulement pour m’exposer volontairement à la dérision et au ridicule. C’est pour vous aider à relativiser la déception de vos adolescents ou de vos petits-enfants, qui ne pourront assister comme prévu au cours des prochains jours à leur bal des finissants.

Les rites de passage et les rituels de fin d’année sont importants, bien entendu. Mais il y a des souvenirs dont on pourrait se passer. Peu de gens peuvent se targuer d’être au mieux sur leur photo de finissant du secondaire. Voilà une épreuve, les jeunes, que le confinement vous aura épargnée. Dans 30 ans, vous ne regretterez pas de ne pas avoir immortalisé votre « dégradé à blanc ». Au contraire, vous serez reconnaissants.

Je me souviens vaguement de mon bal des finissants. Qu’a-t-on mangé ? Avec qui était-on attablés ? Y a-t-il eu des discours ? A-t-on dansé ? Aucune idée. Je me souviens davantage de l’après-bal, au bar Chez Swann, où travaillait mon collègue Mathias Brunet, un ancien du collège qui nous servait des shooters de melon ball. On avait fini la nuit à six ou sept, bien ronds, entassés dans une chambre d’hôtel du centre-ville. Il n’y a pas de photo, mais ça ne devait pas être beau…

Je me souviens très bien, en revanche, qu’au lendemain du tout dernier examen de mon secondaire, l’accord du lac Meech est mort de sa belle mort. C’était la veille de la fête nationale. Le minimum requis par le Québec pour sceller une nouvelle entente constitutionnelle avait été rejeté au dernier moment par deux provinces (Terre-Neuve et le Manitoba) étant revenues sur leur engagement. « What does Canada want ? », avait alors demandé le premier ministre Robert Bourassa, dans une célèbre déclaration à l’Assemblée nationale.

Un mois plus tôt, Lucien Bouchard avait démissionné avec fracas du gouvernement Mulroney, en profond désaccord avec un rapport rédigé par Jean Charest, qui proposait des aménagements à l’accord afin de contenter les provinces récalcitrantes. Une demi-douzaine de députés québécois, dont le libéral Jean Lapierre, s’étaient ralliés à Bouchard pour former ce qui allait devenir un an plus tard le Bloc québécois.

Dix ans après le premier référendum sur l’indépendance, cinq ans avant le deuxième, nous vivions une période extrêmement effervescente. Et pas seulement au Québec. Le mur de Berlin venait de tomber, la guerre du Golfe allait bientôt éclater. J’avais 17 ans et je vivais l’histoire en direct. Comme Fiston, de toutes les manifestations contre le racisme depuis deux semaines.

C’est d’ailleurs lui qui me le faisait remarquer cette semaine : toute une cohorte d’élèves n’aura jamais de cours, à proprement parler, sur le Québec contemporain. Un pan entier de notre histoire aura échappé à quantité d’adolescents.

La dernière étape du programme d’histoire de quatrième secondaire s’intéressant au Québec de 1980 à nos jours. Combien d’élèves n’auront pas reçu d’enseignement en bonne et due forme sur l’effondrement du bloc de l’Est, comme le prévoit le cours d’histoire du XXe siècle de cinquième secondaire ?

On peut, sans trop de conséquences hormis la déception du moment, se passer du souvenir de son bal des finissants. (Croyez-moi sur parole ou rejetez un coup d’œil à la photo…) On ne peut en revanche, sans craindre de la voir se répéter, se passer du souvenir de l’histoire de l’humanité.