Avec son épaisse tignasse de cheveux frisés, son nez aquilin, ses yeux en amande, sa peau mate, il n’y a pas de doute. Il est visiblement, manifestement, incontestablement arabe. Il a un grand-père africain, une grand-mère moyen-orientale. Il porte en permanence des pantalons de sports, des maillots de soccer, des chandails à capuches.

Il a ce qu’Eric Zemmour appelle « une tête d’Arabe ».

Le week-end dernier, nous avons eu avec lui « La Conversation ». Pas celle qu’ont tous les parents avec leur adolescent de 14 ans. « The Talk », comme le disait cette semaine le chroniqueur Meeker Guerrier à l’émission matinale montréalaise de Patrick Masbourian, à la radio de Radio-Canada. La discussion qu’ont inévitablement les parents avec leur ado racisé.

Je ne me doutais pas, il y a 10 ans, que j’aurais un jour à mettre en garde mon fils contre ceux qui sont censés le protéger. Que j’aurais à lui préciser que s’il est interpellé par un policier, il doit rester calme, les mains bien en vue et le visage découvert, sans capuchon. Je ne me doutais pas qu’il s’agirait pour nous d’un passage obligé. Parce que je n’ai jamais eu à me soucier des effets délétères de la discrimination systémique. C’est ce que l’on appelle le privilège blanc.

Les jeunes Arabes de 15 à 24 ans ont quatre fois plus de risques que les jeunes Blancs du même âge d’être interpellés par les agents du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), selon une enquête menée entre 2014 et 2017, dont les résultats ont été rendus publics l’automne dernier.

> Consultez le rapport de l’enquête

Pour les Afro-Québécois et les autochtones, c’est pire encore. Ils ont, à tout âge, entre quatre et cinq fois plus de risques d’être interpellés par des policiers sur le territoire montréalais. Le quart de toutes les personnes interpellées proviennent de la minorité noire, qui ne compte pourtant que pour 10 % de la population montréalaise. Décréter que le racisme systémique n’existe pas est à n’en point douter un privilège blanc.

J’ai souvent participé à des évènements caritatifs liés au soccer, à l’invitation de l’entraîneur adjoint et ex-capitaine de l’Impact de Montréal, Patrice Bernier. Ces derniers jours, j’ai lu et entendu nombre de mes ex-coéquipiers, tous afro-descendants, rappeler qu’ils ont maintes fois été arrêtés par des policiers pour des « contrôles de routine ». On vérifiait si cette voiture était bien la leur, on leur faisait remarquer qu’ils ressemblaient à un suspect recherché (tous les suspects se ressemblent, semble-t-il). Je conduis une voiture depuis plus de 30 ans et ça ne m’est jamais arrivé.

Les gens racisés sont davantage inquiétés par la police, victimes de profilage, voire de brutalité policière, peu importe qui ils sont et d’où ils viennent. Le regretté humoriste américain Richard Pryor en parlait dans un célèbre monologue de 1974, Niggers vs The Police, sur lequel je suis tombé par hasard jeudi.

L’homme blanc se fait interpeller par un policier et ils échangent des banalités, dit-il. « Le Nègre doit préciser qu’il met la main dans sa poche POUR CHERCHER SON PERMIS DE CONDUIRE. Parce qu’il n’a pas envie d’être un putain “d’accident” ! »

Le profilage racial n’est bien sûr qu’une facette du racisme systémique, qui – n’en déplaise à certains récalcitrants – existe aussi au Québec.

C’est un fait avéré et statistiquement démontré. Un phénomène mondial, fondé sur des préjugés conscients et inconscients, qui explique aussi pourquoi certains groupes racisés, souvent de minorités visibles, ont plus de difficultés à obtenir un logement ou encore un emploi, malgré leurs diplômes.

Une joueuse de soccer des évènements caritatifs de Patrice Bernier m’a raconté, l’automne dernier, qu’elle avait trouvé un appartement il y a une quinzaine d’années. Tout semblait réglé au téléphone, mais au moment de visiter l’appartement, le propriétaire lui a dit de but en blanc : « Je ne loue pas à des Noirs. » Au Québec. Pas en Indiana.

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Strange Fruit, de Billie Holiday, est l’une des protest songs les plus puissantes du répertoire américain. Je l’ai entendue cette semaine à la radio, en voiture avec Fiston. « Southern trees bear a strange fruit/Blood on the leaves and blood at the root/Black bodies swinging in the Southern breeze/Strange fruit hanging from the poplar trees… » (Les arbres du Sud portent un fruit étrange/Du sang sur les feuilles et du sang aux racines/Corps noirs se balançant dans la brise du Sud/Fruits étranges pendus aux peupliers…)

Une chanson inspirée par le lynchage de deux Afro-Américains en Indiana, écrite par le poète et militant juif new-yorkais Abel Meeropol, chantée pour la première fois par Billie Holiday en 1939, à 23 ans, au Café Society de New York.

Je repensais à cette image si forte et si troublante, en voyant une vidéo de jeunes manifestants du mouvement #BlackLivesMatter marchant dans la rue, en Indiana, devant une vingtaine de rednecks adossés à un mur, armes semi-automatiques à la main, sous l’œil complaisant de policiers. Auraient-ils été aussi complaisants si la situation avait été inversée ? Si c’étaient les militants noirs qui avaient été armés jusqu’aux dents ? Le privilège blanc.

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Il y a 30 ans, un garçon de ma classe de cinquième secondaire a déclaré dans un cours d’enseignement religieux que les immigrants transformaient le Québec en « dépotoir » et qu’il valait mieux les envoyer dans le Grand Nord. Il y avait, dans notre classe, quantité d’immigrants de première ou de deuxième génération (en particulier grecs, arméniens et libanais). Je n’avais jamais entendu de propos aussi violents. J’en ai fait un éditorial dans le journal étudiant (intitulé « Racisme ! »). Je tombais des nues. Certaines lettres que je reçois de lecteurs me rappellent que malgré les décennies qui passent, certaines choses ne changent pas.

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De son propre chef, mon plus vieux a regardé cette semaine The 13th, excellent documentaire d’Ava Duvernay sur l’industrie de l’incarcération de masse des Afro-Américains. Ça nous a inspiré une discussion sur le racisme et la discrimination systémique.

Il n’a pas besoin de se faire expliquer le concept. Il le constate au quotidien, depuis longtemps. En particulier chez ses amis afro-québécois, qui sont plus souvent désignés comme fauteurs de trouble, même s’ils ne sont pas plus turbulents que les autres.

Je l’ai déjà écrit : je crois aux vertus pédagogiques du cinéma. Ensemble, nous avons regardé récemment La haine, de Matthieu Kassovitz, et Les misérables, de Ladj Ly, sur le profilage racial et la brutalité policière dans les banlieues françaises (à 25 ans d’intervalle). Nous avons aussi vu Do the Right Thing, de Spike Lee, sur les tensions raciales, la haine qui engendre la haine et la marmite qui finit par exploser. Je vais lui suggérer Selma, aussi d’Ava Duvernay, sur Martin Luther King et les droits civiques, et 12 Years a Slave, de Steve McQueen, sur l’esclavage. Je me demande si Mississippi Burning, d’Alan Parker, sur le Ku Klux Klan, a bien vieilli…

Fiston ne renie pas son arabité. Au contraire. Il a demandé à sa grand-mère de lui enseigner l’arabe, avant le début de la pandémie. Il sait que son frère, plus « typé » que lui, que ses cousins, qui portent un patronyme arabe ou ont des origines bangladaises, risquent davantage que lui de subir les effets pernicieux du racisme systémique. À cause de leur nom. À cause de leur couleur de peau. Il trouve ça absurde. Et il a bien raison.