Cela devait durer quelques semaines. À peine. Finalement, c’est le reste de l’année qui sera éclipsé au grand complet. Et surtout sa fin, ou plutôt sa (grande) finale, avec toutes les célébrations pour les finissants du secondaire, mais aussi les deuils qui l’accompagnent. Analyse et réflexion autour d’un rite de passage à ne pas sous-estimer, mais peut-être bien à réinventer… en tout cas cette année !

Oui, c’est un deuil. Quoi qu’en pensent tout bas ou bien haut, sur les réseaux sociaux, certains adultes, qui s’amusent à voir les jeunes de 5e secondaire comme des « bébés gâtés » ou des « bébés » tout court, parce qu’ils se plaignent d’être privés de bal de fin d’année. Parce que ce n’est pas qu’un bal, justement. Écoutez-les seulement.

« J’ai l’impression que je vais arriver au cégep et qu’il va me manquer quelque chose », confie Maude Malette, en 5e secondaire au Collège de Montréal, rencontrée à distance réglementaire cette semaine, sur un balcon ensoleillé d’Hochelaga-Maisonneuve.

Il va me manquer une étape. Je n’aurai pas fait mes adieux. Ni mon deuil du secondaire. Je n’aurai pas pu dire bye à mes profs. À plein de monde que je ne vais jamais revoir.

Maude Malette

Quand on sait l’importance que revêt l’amitié, tout particulièrement à cet âge, ce n’est pas banal. D’autant que ces amitiés ont été mises sur la glace ou sont virtuelles depuis maintenant sept semaines. Et combien d’autres à venir  ? « Les gens ne voient que l’angle du party. Mais ma fille m’a fait réaliser que c’était tellement plus que ça », ajoute sa mère, Geneviève LeBlanc. « C’est quelque chose que tu attends depuis le primaire. Ça a l’air niaiseux, mais j’ai l’impression que je ne finis pas vraiment mon secondaire », poursuit la jeune fille en souriant, même si elle ne cache pas avoir pleuré souvent.

Une tristesse que partage Jules Côté, du collège Trinité. « Je trouve ça vraiment, vraiment plate qu’on soit privés de bal, ajoute-t-il. Ça arrive juste une fois dans ta vie et je ne pourrai peut-être pas le vivre. » Idem pour sa sœur jumelle, Eliot Côté, de l’école secondaire de Mortagne. « Le bal, c’est la journée où on se dit bye, et où on fait signer notre album de finissant. On a aussi un projet dans mon cours d’arts plastiques. On avait fait un chandail. On devait le porter durant la dernière semaine d’école et le faire signer par tout le monde qui voulait le signer… »

« Mis de côté »

Or, depuis le 13 mars, tout est en suspens. C’est d’ailleurs pour dénoncer ce flou artistique dans lequel se retrouve l’ensemble des jeunes de 5e secondaire du Québec que deux amies du collège d’Anjou ont mis sur pied une page Facebook, Les secondaires 5 en quarantaine, laquelle compte aujourd’hui pas moins de 30 000 membres, à raison de plus de 180 publications par jour. La preuve qu’ils en ont long, et surtout lourd à dire. « Les gens nous ont peut-être un peu oubliés, déplore Annie-Claude Labrie, coadministratrice de la page. On parle beaucoup des CHSLD, des travailleurs de la santé, et c’est super important d’en parler. Mais on aimerait ça qu’on parle un peu des secondaires 5… » « Le bal, c’est notre récompense, renchérit son amie Rosalie Paquette. On a été mis de côté. »

  • « C’est désolant », déplore Annie-Claude Labrie, élève de 5e secondaire et coadministratrice de la page Les secondaires 5 en quarantaine. « Le bal, c’est quelque chose qu’on attendait impatiemment. » À ses yeux, il incarne aussi « la ligne d’arrivée à la fin du marathon ».

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    « C’est désolant », déplore Annie-Claude Labrie, élève de 5e secondaire et coadministratrice de la page Les secondaires 5 en quarantaine. « Le bal, c’est quelque chose qu’on attendait impatiemment. » À ses yeux, il incarne aussi « la ligne d’arrivée à la fin du marathon ».

  • Annie-Claude Labrie, finissante de 5e secondaire au Collège d’Anjou

    PHOTO FOURNIE PAR ANNIE-CLAUDE LABRIE

    Annie-Claude Labrie, finissante de 5e secondaire au Collège d’Anjou

  • « Le bal, c’est notre récompense pour tous nos efforts, le dernier moment pour voir tous les gens qu’on a côtoyés pendant cinq ans », déclare Rosalie Paquette, coadministratrice de la page Les secondaires 5 en quarantaine.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    « Le bal, c’est notre récompense pour tous nos efforts, le dernier moment pour voir tous les gens qu’on a côtoyés pendant cinq ans », déclare Rosalie Paquette, coadministratrice de la page Les secondaires 5 en quarantaine.

  • Rosalie Paquette, finissante de 5e secondaire au Collège d’Anjou

    PHOTO FOURNIE PAR ROSALIE PAQUETTE

    Rosalie Paquette, finissante de 5e secondaire au Collège d’Anjou

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Une grogne qui semble tranquillement se faire entendre. Cette semaine, la vice-première ministre du Québec, Geneviève Guilbault, a remercié les adolescents pour leur « discipline ». Québec cherche aussi une manière « créative, imaginative » pour souligner la remise des diplômes du secondaire pour ceux qui voient cette tradition annulée par la pandémie, a-t-elle dit.

Télé-Québec, de son côté, a aussi annoncé plancher sur un « Bal Mammouth », un grand rassemblement virtuel prévu pour le 19 juin, animé par le fameux duo composé de Sarah-Jeanne Labrosse et de Pier-Luc Funk, accompagnés (virtuellement, toujours) d’artistes choisis. Les jeunes sont d’ailleurs invités à communiquer leurs choix, suggestions de noms et autres prestations espérées.

> Consultez la fiche de l’évènement « Bal Mammouth »

Ici et là, des initiatives « virtuelles » voient lentement le jour. La Corporation du Fort Saint-Jean, par exemple, propose depuis une semaine un « concept 2.0 » pour les finissants de 2020. « On n’a pas la prétention de remplacer le vrai bal, mais l’idée, c’est de vivre quelque chose tout le monde ensemble », explique la directrice du service à la clientèle, Josée Mailhot.

Le mot des écoles

Parce qu’effectivement, c’est important, ce bal, confirment les écoles jointes. « Extrêmement » important, même. « Symboliquement, c’est le passage à une nouvelle étape de vie. C’est la fin des études. La fin de l’enfance, de l’adolescence, c’est extrêmement important », répète David Bowles, directeur général du collège Charles-Lemoyne et président du C.A. de la Fédération des établissements en enseignement privé. La preuve : « Les élèves qui font des gaffes dans l’année, ce dont ils ont le plus peur, c’est qu’on les empêche d’aller à la remise de diplômes ou au bal », un moment souvent chargé d’émotions. Et pas que pour les jeunes. « Pour nous aussi, les enseignants. On les accompagne depuis des années. Parfois depuis la maternelle… »

Pour les élèves de toutes les fins de cycles d’études, probablement que c’est là [en 5e secondaire] que c’est le plus marquant. C’est vraiment un âge où l’on passe de l’enfance à l’âge adulte. Les rites de passage demeurent importants dans notre société.

Yves Petit, directeur général du Pensionnat du Saint-Nom-de-Marie

Et même si le bal est annulé en juin, son établissement concocte un « évènement virtuel de groupe » pour la cohorte sortante, question de souligner en bonne et due forme leur fin de parcours. Impossible de savoir quoi exactement, « sinon ça va gâcher la surprise ! », glisse-t-il.

Si, pour la plupart, les établissements privés comptent reporter leur bal (à quand, tous les scénarios sont sur la table), du côté des établissements publics, on a plutôt opté pour une annulation pure et dure. À la CSDM, le mot d’ordre a été donné à la fin de mars, « en respect des consignes de la Santé publique », indiquent les communications. Une décision que déplore Louis Leblanc, psychoéducateur à l’école secondaire Saint-Luc. « Le bal des finissants boucle une étape, dit-il. Les priver de ça, c’est les priver de quelque chose d’intéressant dans leur parcours scolaire qui n’est pas toujours facile. C’est les priver d’un évènement joyeux. » Il espère aussi que son établissement trouvera le moyen de souligner la chose plus tard dans l’année. « Chaque école à sa responsabilité là-dedans. »

Accueillir le deuil

En attendant, tous les experts consultés le disent et le répètent : ne discréditez pas les émotions de vos ados. « Je les comprends parfaitement », indique pour sa part Guy Lanoue, directeur du département d’anthropologie de l’Université de Montréal et expert en rituels. Non seulement c’est la fin d’une étape, dit-il, mais en plus, ce rituel marque un repère dans la vie des jeunes. « N’importe quel rituel est un point de repère, précise-t-il, composé de symboles bien connus. » Pensez ici toge, robe longue ou boutons de manchettes. Des « symboles », soit dit en passant, qui ne représentent en rien la réalité. Personne ne s’habille ainsi (heureusement) dans la vraie vie. N’empêche, cela n’enlève rien à la valeur dudit rituel, « beaucoup plus important qu’on croit », dit-il. Pourquoi ? « Parce que dans un monde d’incertitude, le rituel constitue un monde connu et certain, répond-il. Un phare qui illumine un chemin. »

En matière de temps incertains, dur de faire mieux. C’est pourquoi Florence Marcil-Denault, psychologue clinicienne, suggère aux adultes et aux parents d’offrir toute leur compassion à cette « cohorte sacrifiée ». « Les rites de passage, c’est très documenté, sont très importants, renchérit-elle. Ils facilitent le deuil. » Deuil du secondaire, bref, d’une époque, adouci par un rassemblement et des festivités qui n’auront ici pas lieu. « Intéressons-nous : comment ils se sentent, comment ils le vivent ? », dit-elle, avant de passer en mode « constructif ».

Constructif ? Parfaitement : car au-delà de la perte, ces fameux élèves de 5e secondaire ont aussi quelque chose d’« unique » : « Dans tout le Québec, voire l’Amérique, les [élèves de 5e secondaire] vivent la même chose en même temps. C’est une méchante gang à vivre une injustice en même temps. » De quoi se consoler un peu.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

India Desjardins, qui a écrit la série Aurélie Laflamme, a offert dernièrement tout son soutien aux jeunes.

L’autrice India Desjardins, à qui l’on doit la série Aurélie Laflamme, partage exactement le même avis. Dans un statut Facebook bien senti, elle a offert dernièrement tout son soutien aux jeunes, par ailleurs très respectueux des consignes et du confinement, à qui l’on ne peut pas en prime demander de « confiner leurs émotions », comme elle le dit. « J’avais envie de dire aux jeunes : “Vous avez le droit de vivre vos déceptions, vous avez le droit de vivre vos émotions, c’est normal.” »

Son idée (parce qu’on sait qu’elle n’en manque pas) : « Trouvez-vous une façon de souligner ça autrement », dit celle qui a justement imaginé un « bal en confinement » à son personnage fétiche (virtuel et plutôt réaliste, robe tachée inclue), diffusé sur ses réseaux sociaux. « Je pense que les gens vont trouver une façon de fêter la fin du secondaire de manière créative », avance-t-elle. Pourquoi pas sur Zoom, dans un parc à deux mètres de distance avec un ami (ou deux), photos, habillés beaux à l’appui  ? « Ce ne sera pas ce qu’ils avaient imaginé, mais ça va rester marquant quand même. » Qu’on se le dise : le bal, ce n’est jamais ce qu’on imagine. Or celui-ci risque assurément de passer à l’histoire. Qui dit mieux ?

— Avec la collaboration de Suzanne Colpron, La Presse