Au dépanneur Chez Danny, pas loin de chez moi, il y a souvent des poivrots qui aiment jaser au comptoir avec le caissier, en frottant un gratteux, comme s’ils étaient au zinc d’un bar. Maintenant, il y a une fenêtre en plastique, on ne peut s’acheter des billets de loterie que par l’internet et il y a aussi une affiche : « Parlez moins. » 

C’est ce genre de détails du quotidien qui nous font constater la différence. Comme faire la queue devant la pharmacie en comptant le nombre de gens qui portent des masques (en hausse constante, et de plus en plus colorés). Comme aussi de voir l’effroyable tuerie en Nouvelle-Écosse, la plus meurtrière de l’histoire du Canada, reléguée assez loin au Téléjournal et dans les journaux.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

« De quoi vais-je m’ennuyer de ce confinement quand il sera terminé ? De la baisse du bruit à Montréal, qui était constamment en travaux — c’est la raison principale qui m’a fait acheter un chalet, où je fuis dès que je peux », écrit notre chroniqueuse.

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Le centre de la pandémie est à Montréal et ses environs. Rien de bien étonnant. Population plus dense, plus d’hôpitaux, de CHSLD, etc. Les mesures pour contrer le coronavirus s’attaquent tout particulièrement au mode de vie urbain. Le confinement ne se vit pas de la même façon dans un quatre et demie sans cour ni balcon avec deux enfants que dans une maison à la campagne avec un grand terrain. Imaginez dans les mégapoles. Il n’y a plus rien de normal en ville, et c’est pourtant le dernier endroit où s’amorcera le retour à la normale.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Paysage des Laurentides

Je n’ai qu’une possession dans ma vie, un petit chalet, appartenant au chum de ma belle-mère Jo, que nous avons acheté ensemble à sa mort il y a quelques années. Ça fait une bonne quinzaine d’années que nous y passons nos étés et nos fins de semaine, et j’ai bien sûr pensé aller m’y réfugier au début de l’épidémie, mais je ne pouvais me résoudre à laisser ma famille derrière.

J’ai pris des nouvelles de Luce, qui tient l’épicerie à Entrelacs, à laquelle nous sommes fidèles, et elle m’a confirmé que les deux premières semaines de la COVID-19, les affaires roulaient fort, comme partout ailleurs quand on voulait faire des stocks, parce que beaucoup sont allés se cacher au chalet. Ça s’est calmé depuis, et la vie a repris son cours, plutôt cool, bien plus cool qu’en ville.

Je crains un peu que les Montréalais ne soient accueillis comme des pestiférés quand ils sortiront de la métropole. Mais pas dans mon coin de pays. Luce tient le fort.

Réjean aussi, notre homme à tout faire. Et la petite association des propriétaires qui protège farouchement la qualité écologique du lac que je rêve de revoir tous les soirs.

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Les nouvelles sont tellement anxiogènes et déprimantes que je m’accroche à des manchettes étonnantes, comme ces animaux qui reprennent leurs droits dans les villes ou le ciel bleu et un air plus respirable retrouvés à Delhi, en Inde, l’un des endroits les plus pollués du monde. Une quantité astronomique d’études doivent être en train de se faire autour de ce confinement planétaire. 

Cette pause obligée me donne envie parfois de m’imposer des exercices de pensée un peu précoces. De quoi vais-je m’ennuyer de ce confinement quand il sera terminé ? De la baisse du bruit à Montréal, qui était constamment en travaux — c’est la raison principale qui m’a fait acheter un chalet, où je fuis dès que je peux. Avez-vous remarqué ? On entend des chants d’oiseaux jamais entendus dans cette ville à cause des marteaux-piqueurs, des voitures et des avions. J’ai l’impression de retrouver un peu l’environnement sonore de mon enfance, et d’ailleurs, les enfants ont recommencé à « jouer dans’ rue » comme autrefois. Sans oublier aussi la qualité de l’air. Montréal sent bon, c’en est troublant.

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Enfant de la Toundra Résonne mon cœur Ta musique, la rivière Ta lumière, les étoiles Ton tapis, le vert tendre du lichen Je ne sais pas voler mais tu me portes Ta vision dépasse le temps Ce soir je n’ai plus mal La ville ne m’enivre plus

Joséphine Bacon, Un thé dans la Toundra/Nipishapui nete mushuat

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Cette semaine, pour le Jour de la Terre, est sorti gratuitement pour 30 jours sur YouTube le documentaire le plus déprimant de l’année, si ce n’est de la décennie : Planet of the Humans, de Jeff Gibbs, produit par le pamphlétaire Michael Moore.

Volontairement provocateur, Gibbs détruit le concept des énergies vertes porté par de nombreux groupes écologistes aux affiliations selon lui douteuses. Le problème avec ce greenwashing, comme le veut un terme militant, est qu’il masque notre dépendance grave envers la consommation à outrance et fait oublier cette vérité qu’une croissance infinie dans un monde aux ressources limitées est impossible sans détruire la planète, qui n’a jamais été aussi peuplée. 

La biomasse, les énergies solaire et éolienne seraient des illusions visant à entretenir l’idée que nous pourrons continuer à vivre comme nous le faisons. Le titre fait référence bien sûr à La planète des singes, dont la fin nous a tous traumatisés, avec la statue de la Liberté détruite après un conflit planétaire que le héros découvre en hurlant : « Ils l’ont fait ! »

Bizarrement, ce documentaire m’a fouettée, plus que déprimée. Il rappelle que ce ne sont pas seulement nos existences qui sont en suspens, mais quantité de combats qui prenaient de l’ampleur avant la pandémie, parmi lesquels l’écologie. Souvenons-nous aussi que juste avant le foutu coronavirus, le mot « féminicide » était sur toutes les lèvres, un mouvement international se mettait en place avec des milliers de femmes qui descendaient dans la rue dans plein de villes pour dénoncer la violence dont elles sont victimes.

Le Grand Confinement les enferme maintenant à la maison, où l’on constate une aggravation de la charge mentale et une hausse de la violence conjugale, tandis que sont éclairées brutalement les méprisantes conditions de travail de celles qui sont au front dans les CHSLD.

Ce qui nous attend au sortir de cette crise n’est pas la liberté, mais des luttes à poursuivre.

Car cette expression, « la machine doit reprendre », déplaît à de plus en plus de gens qui ont le temps de penser en ce moment.

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Madame Desjardins m’écrit, après la publication de quelques recettes de mon cru dans les pages Gourmand de La Presse : « LA meilleure soupe aux oignons que j’ai mangée dans mes 63 années de vie. Mon conjoint, qui n’est pas plus expressif qu’il faut, s’est littéralement pâmé. » Ce sont les petits détails qui font toute la différence…

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Soupe à l’oignon de Chantal Guy

> Lisez le dossier « Perfectionner trois classiques de la cuisine »

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« Comment va ton couple ? », me demande-t-on, inquiet des prédictions de spécialistes qui prévoient une épidémie de divorces après le confinement. Au bout de six semaines, ça va très bien, merci. Quelques tensions à la deuxième semaine, parce que nous sommes de grands anxieux en général et que tout ça nous faisait capoter, mais j’ai toujours dit qu’un couple solide repose sur des névroses compatibles, plus que sur des qualités. On a su retrouver nos habitudes dans cette période trouble, c’est-à-dire qu’on aime beaucoup se ficher la paix. Le grand secret de notre longévité, outre le refus du mariage, est que depuis 20 ans, nous faisons chambre à part, et qu’on s’invite toujours comme des débutants. J’avoue, j’ai cogné un peu plus que d’habitude à sa porte au beau milieu de la nuit, parce que j’avais fait un cauchemar de COVID-19.

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Me reviennent les mots du philosophe André Gorz à sa femme dans Lettre à D., histoire d’un amour, l’un des plus beaux livres que j’ai lus sur le couple. « Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. »

« Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre, écrivait-il. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. »

Je pense alors à M. Simard, qui m’a écrit pour que je lui envoie mes recettes. « J’ai 75 ans et j’aime cuisiner. Ma chère épousée est décédée le 21 juillet 2019 de la maladie d’Alzheimer au CHSLD. Je vis pleinement mon deuil et je suis les consignes du PM. »

Je souhaite sincèrement que ma soupe à l’oignon lui apporte un minimum de réconfort.