Enfant, Marie-Pier Beauséjour aimait consulter la nécrologie. « Je lisais déjà les avis de décès à la table de la cuisine, le matin dans le journal, se souvient-elle. Ça me fascinait. » Marie-Pier Beauséjour a poussé loin sa curiosité : elle a analysé 7000 avis de décès publiés dans La Presse entre 1920 et 2015, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise en sciences des religions présenté à l’UQAM. Mine de rien, ces publications nécrologiques permettent d’observer les changements d’attitude des Québécois envers la mort. De familière, la relation envers les dépouilles est devenue empreinte d’étrangeté… jusqu’à ce que la mort nous revienne en pleine face, en ces temps de pandémie mondiale.
De 1920 à 1945, une mort publique
Aujourd’hui étudiante au doctorat à l’Université Concordia, Marie-Pier Beauséjour a divisé sa recherche en trois périodes. La première va de 1920 à 1945. « En 1920, c’est le lendemain de l’épidémie de grippe espagnole, rappelle-t-elle. La mort est très présente, elle vient de frapper de façon fulgurante les populations canadienne et mondiale. Comme il y a aussi eu la Première Guerre mondiale, c’est un fait quotidien. »
Le caractère public de la mort est indéniable : les corps sont exposés (à la maison jusqu’en 1940), transportés par un cortège, et les funérailles sont ouvertes à tous. « On voit tranquillement que l’entreprise funéraire prend une place, pour aider les familles à passer à travers la mort », note néanmoins Marie-Pier Beauséjour.
De 1945 à 1975, un poids familial
La deuxième période, entre 1945 et 1975, en est une d’entre-deux. « Il y a une mise à distance, dans la mesure où les gens vont de plus en plus mourir à l’hôpital et non à domicile », indique la chercheuse. Des entreprises funéraires prennent en charge la mort, ce qui enraye une certaine familiarité avec la dépouille. L’exposition du corps reste de mise — même si l’interdit de l’incinération pour les catholiques est levé en 1963. Le poids de la mort se met toutefois à reposer sur la famille immédiate, alors qu’il était porté auparavant par la collectivité.
De 1975 à 2015, une déconnexion
Entre 1975 et 2015, Marie-Pier Beauséjour relève une évacuation du caractère public de la mort, avec l’effacement graduel des expositions et la demande de funérailles privées ou… inexistantes. En 2018, Valérie Garneau, présidente sortante de la Corporation des thanatologues du Québec, précisait au quotidien Le Soleil que 20 % des familles renonçaient carrément à tenir des funérailles lors d’un décès.
« Il y a une accélération de la diversification des façons d’aborder la mort et de la vivre, indique Marie-Pier Beauséjour. Il y a eu une espèce de déconnexion. Avec la pandémie, il y a pour certaines personnes une reconnexion. Des gens disent : “Il faut parler de la mort avec nos proches, de ce qu’on choisit si on est sur une table avec un respirateur, avant que ça arrive.” »
Les effets de la COVID-19
Pour prévenir la propagation de la COVID-19, les funérailles sont actuellement annulées ou réservées à la famille immédiate — et webdiffusées au besoin. « Aujourd’hui, de façon forcée, des gens ne peuvent pas avoir accès aux dépouilles, observe Marie-Pier Beauséjour. Il y avait déjà une tendance à mettre à distance le corps des personnes décédées. Mais est-ce que cet interdit va faire naître un nouveau désir de pouvoir voir ou toucher les corps ? Ce sera intéressant à analyser, après la crise. »
Autre question : quel sera l’impact des funérailles et des deuils vécus sans contacts physiques ? « Je pense que ce sera difficile, parce qu’en temps de deuil, on a beau être au téléphone avec une personne qu’on aime, il n’y a rien à dire, souligne Marie-Pier Beauséjour. Souvent, c’est la présence physique qui est importante. Là, on ne l’a pas… La créativité des gens doit prendre la place, comme personne n’a de repère pour donner du sens à un décès en temps de pandémie. » Il faudrait demander conseil aux gens qui ont écrit les nécrologies en 1920…
> Consultez le mémoire de Marie-Pier Beauséjour