Il y a les vedettes comme Madonna, qui nous parle de sa baignoire remplie de pétales de fleurs, ou Gwyneth Paltrow, qui nous incite à profiter de cette pause pour écrire un roman.

Il y a aussi les chanceux qui ont le temps de revisiter leur bibliothèque ou suivre des cours de yoga en ligne.

Puis il y a ceux en mode survie qui sont obligés de travailler en première ligne, ou qui se demandent comment ils vont nourrir leur famille au cours des prochaines semaines.

La crise liée au coronavirus met en lumière les inégalités sociales. Nous sommes peut-être tous dans le même bateau, mais il y a des bateaux plus confortables que d’autres. L’idée de ce texte n’est pas de culpabiliser qui que ce soit. Ce serait inutile et contre-productif. L’idée est plutôt de mettre en lumière les inégalités au sein de notre société, de réaliser que nous ne vivons pas tous la crise de la même façon.

« Les gens au bas de l’échelle sont plus vulnérables, c’est clair, affirme la Dre Marie-France Raynault, chef du département de santé publique et médecine préventive du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Ils sont en moins bonne santé que la moyenne, souffrent de maladies chroniques, ce qui les rend plus vulnérables au virus et à tous les bouleversements que nous vivons aujourd’hui. »

« C’est la classe ouvrière et les bas salariés qui mangent la claque », souligne pour sa part Jacques Létourneau, président de la CSN.

PHOTO GRAHAM HUGHES, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jacques Létourneau, président de la CSN

Les travailleurs qui restent sur la ligne de front courent des risques sanitaires plus grands. Et que dire des travailleurs non syndiqués qui ont moins de protections encore ?

Jacques Létourneau, président de la CSN

« On parle beaucoup de télétravail ces jours-ci, observe quant à lui Éric Pineault, professeur à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). C’est un gros biais, car ce n’est pas tout le monde qui peut travailler de la maison. Les gens travaillent sur le terrain, dans les épiceries, les SAQ, chez les producteurs de papier de toilette ou de masques de papier, etc. Bref, tous ces métiers qui doivent répondre à des obligations de prestation, qui sont inquiets pour leur santé, et qui ne sont pas équipés pour se protéger. Cette crise nous rappelle que dans notre société, le travail manuel est invisible et peu considéré. »

Qui est essentiel ?

Parmi ces travailleurs de première ligne, surtout dans le milieu de la santé et des services sociaux, on trouve beaucoup de femmes. « Quand la vie est touchée, c’est le soubassement de notre système, ce qui nous tient en vie, observe Julie Perreault, coautrice de l’essai Le care : éthique féministe actuelle (Éditions du remue-ménage). Le travail invisible est vital, mais il est mal rémunéré. Or, ce qui n’est pas payé n’est pas reconnu à sa juste valeur. Je pense aux préposées aux bénéficiaires, entre autres. »

Ce sont souvent des femmes qui sont responsables du « care », ce travail de compassion qui est sous-estimé.

Julie Perreault, coautrice de l’essai Le care : éthique féministe actuelle

« Nous assistons actuellement à une prise de conscience : qu’est-ce qui est essentiel ou pas ? souligne le professeur Éric Pineault. La crise aiguë que nous vivons est un révélateur de ce qui est invisible. »

« On prend pour acquis d’aller à l’épicerie, mais on ne pense jamais à tous les gens qui travaillent en arrière. Là, on n’a pas le choix d’y penser », souligne Éric Pineault, professeur à l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Éric Pineault, professeur à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université du Québec à Montréal (UQAM)

« Dans une société en période de crise, le joueur de hockey est peut-être moins essentiel que la personne qui met les fruits et les légumes sur les étalages », rappelle la Dre Marie-France Raynault. « Les gens au bas de l’échelle, on ne les valorise pas. Espérons qu’on s’en souviendra et qu’on valorisera leur travail quand tout ça sera terminé », ajoute la médecin, qui estime qu’on devrait allouer une « prime au travail essentiel ». Une question en ce sens a d’ailleurs été posée au premier ministre François Legault mardi dernier, lors de son point de presse quotidien. Il a répondu que son gouvernement allait le considérer au cours des prochaines semaines.

La peur de ne pas arriver

Après le stress lié aux risques pour la santé dans certains secteurs d’activité, c’est l’anxiété liée aux finances personnelles qui est la plus envahissante ces jours-ci, en particulier pour les gens qui vivent d’une paie à l’autre, sans coussin. À l’ACEF Rive-Sud de Montréal, 60 % de la clientèle était déjà endettée avant la crise. Aujourd’hui, c’est la panique. « Les gens sont très stressés, affirme Hélène Hétu, consultante budgétaire de l’ACEF. Ils ne savent pas comment ils vont faire pour payer leurs comptes. »

« Il y a beaucoup de gens qui capotent, note pour sa part Serge Petitclerc, porte-parole du Collectif pour un Québec sans pauvreté. Je pense aux personnes assistées sociales qui ont reçu leur chèque le premier du mois et qui commencent à manquer d’argent après deux semaines. En temps normal, elles dépendent des banques alimentaires ou elles se déplacent pour faire le tour des spéciaux de la semaine. Là, elles ne peuvent plus. Je pense aussi aux étudiants qui travaillaient dans des commerces qui ont fermé et qui ne sont pas admissibles au chômage. »

Quant aux gens dont le filet social est à peu près inexistant, la situation est carrément critique. « Tous nos camelots sont des gens qui vivent la précarité financière et sociale », note Luc Desjardins, directeur général du groupe L’itinéraire. Le magazine, qui est aussi un organisme à but non lucratif offrant des services de proximité, a dû fermer ses portes vendredi soir dernier. « La majorité de nos 160 camelots ont un toit, mais il y en a entre 5 et 7 % qui sont en itinérance pure, ajoute-t-il. Ils travaillaient chez nous pour gagner 100 $ supplémentaires par mois pour combler l’aide sociale. Mais c’était devenu impossible de vendre un magazine alors que les gens ne veulent plus manipuler de l’argent et qu’on ne peut plus s’approcher de personne. »

Luc Desjardins ne le cache pas, il est très inquiet.

Les camelots venaient ici pour avoir de la nourriture et de l’aide psychosociale. Ce filet n’existe plus. Or, ces gens sont à haut risque en partant.

Luc Desjardins, directeur général du groupe L’itinéraire

« Certains ont mis trois, parfois cinq ans à aller mieux. J’ai peur que pour certains, ça veuille dire un retour en arrière », souligne M. Desjardins.

L’accès à l’information

Dans une province où le taux d’analphabétisme est très élevé (autour de 20 %), les intervenants qui travaillent auprès d’une clientèle démunie s’inquiètent aussi de savoir si tout le monde a accès à l’information. « Mes collègues et moi, on constate que les gens sont peu ou pas au courant des mesures gouvernementales qui ont été annoncées, remarque Hélène Hétu, de l’ACEF. Quand on est stressés, on a tendance à entendre les choses à moitié. Les gens qui nous appellent sont désemparés. On les aide à revenir à la base. Ont-ils droit aux banques alimentaires ? Quelle entente peuvent-ils faire avec leurs créanciers ? C’est une situation exceptionnelle, et il y a de plus en plus de gens qui sont mal pris. »

Pour certains, c’est l’accès à un ordinateur qui pose carrément problème. « Bien des gens avaient accès à un ordinateur à la bibliothèque municipale ou dans un organisme d’aide, note Serge Petitclerc. Or, tous ces endroits sont fermés. Je ne remets pas en question leur fermeture, mais c’est certain que ça cause des problèmes. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

La Dre Marie-France Raynault, chef du département de santé publique et médecine préventive du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM)

On a un grand problème de littératie au Québec. La moitié de la population n’est pas à l’aise quand vient le temps de lire une prescription, par exemple. En ce sens, je trouve la stratégie de communication du gouvernement très intéressante. C’est clair, abordable, ce sont des consignes de santé publique basées sur le gros bon sens.

La Dre Marie-France Raynault

Une leçon pour l’avenir ?

Dans une province fière de ses programmes sociaux, la pandémie du coronavirus aura permis de constater qu’une partie de la population est encore plus vulnérable en temps de crise. C’est du moins l’avis de la Dre Raynault, qui établit un lien entre la fragilité de certaines clientèles et les coupes récentes dans les programmes sociaux, autant au fédéral qu’au provincial. Pour le professeur Éric Pineault, ce sera peut-être une occasion de changer des choses. « Normalement, ce sont les grandes crises qui nous ont donné les grandes réformes sociales, note-t-il. On l’a vu après les guerres. Peut-être que ce sera le cas après la crise du coronavirus. »