L’alcool occupe une place singulière en cette pandémie de COVID-19. On s’en fait des provisions à la SAQ, on participe à des apéros virtuels entre amis et on tente, un verre à la main, de défier le stress, l’ennui et la solitude, parfois. En quoi cette crise influencera-t-elle notre consommation d’alcool ?

Odile Rampy se surprend, ces jours-ci, à se permettre une bière l’après-midi, puis un martini en guise d’apéro. Ou plutôt un « quarantini », nom donné sur l’internet aux cocktails consommés en quarantaine.

Elle n’a pourtant pas du tout l’habitude de boire seule, encore moins de boire tous les jours. Mais ça, c’est « hors pandémie », précise-t-elle en riant.

Mère de deux ados, la Montréalaise de 45 ans vit un tourbillon d’émotions. Il y a bien sûr tout le stress inhérent à pandémie de COVID-19. Mais Odile doit aussi composer avec le deuil de sa mère, emportée par un cancer le 17 mars. Si ce n’était de l’assouplissement des règles de visite pour les gens en fin de vie, Odile n’aurait pu l’accompagner dans ses derniers jours.

« Il y en a beaucoup dans mon assiette. Je me le permets ! », résume Odile, qui n’est pas sujette aux dépendances. 

PHOTO FOURNIE PAR ODILE RAMPY 

Odile Rampy se surprend, ces jours-ci, à se permettre une bière l’après-midi, puis un martini en guise d’apéro.

Je sais que je ne suis pas à l’abri, comme tout le monde, mais je me contrôle bien. Et j’ai des enfants : je ne vais quand même pas me saouler…

Odile Rampy

Sur un groupe de parents, sur Facebook, Odile a publié une photo de son quarantini, ce week-end. « Je pense que je suis en train de prendre une mauvaise habitude… Pis toi, comment tu gères la tentation de l’alcool au quotidien pour te déstresser ? »

IMAGE TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK D'ODILE RAMPY 

Publication d'Odile Rampy sur Facebook

Les réponses n’ont pas tardé. « Franchement dur à gérer, a répondu Geneviève. Mettons que les bonnes résolutions du début du printemps ont pris le bord et que j’ai l’impression d’avoir du vin blanc en intraveineuse ! »

Même le premier ministre François Legault s’est permis un clin d’œil lors de sa conférence de presse de mardi. « Je crois que pour réduire le stress, vous devez faire de l’exercice, prenez une marche, mais parfois, un verre de vin peut aider », a-t-il dit en anglais, sourire en coin.

Consommation en hausse ?

Directeur général d’Éduc’Alcool, Hubert Sacy lit tout ce qui s’écrit sur la consommation d’alcool en cette ère de pandémie. Il y a cette mode d’apéro virtuel, en Europe et ailleurs, qui remplace les rendez-vous dans les bars. Il y a aussi plus d’anxiété et de solitude dans l’air, deux facteurs liés à l’augmentation de la consommation d’alcool et à l’abus de substance. Et il y a plus de temps libre, évidemment.

Si on se fie à ce qui se passe ailleurs, dit-il, la consommation moyenne pourrait augmenter pendant le confinement.

« Si on se dit : “J’ai eu une journée un peu stressante et je vais prendre un petit apéro pour me relaxer”, il n’y a aucun problème de ce côté-là, à moins d’avoir un problème de santé, bien sûr », dit Hubert Sacy, qui rappelle l’importance de ne pas dépasser les limites de consommation à faible risque. « Mais si on se dit : “Je vais me saouler pour oublier les problèmes”, ça, c’est catastrophique. »

Professeur associé à l’École de santé publique Dalla Lana de l’Université de Toronto, Michael Chaiton souligne qu’« en temps de crise, les gens se sentent stressés et anxieux, et l’une des choses vers lesquelles ils se tournent pour composer avec tout cela, c’est l’abus de substances comme l’alcool, la cigarette, le cannabis ».

Hubert Sacy insiste sur une chose : l’importance de maintenir des interactions sociales en isolement. « Il ne faut pas être en état de solitude », dit M. Sacy, qui a partagé un souper et un verre de vin avec son frère et sa sœur grâce à l’application WhatsApp.

Dure période pour les gens dépendants

Chez les Alcooliques anonymes, les rencontres en personne ont dû être suspendues pour éviter les rassemblements. En conséquence, le nombre d’appels à la ligne d’aide téléphonique a triplé pendant la première semaine, indique Lucien J., coordonnateur information publique à la région 87 des AA.

L’équipe a rapidement mis sur pied des réunions au téléphone et sur Zoom, ce qui a répondu à un besoin pressant pour certains, indique Lucien J. 

Notre travail, c’est d’essayer de mettre tous les outils à la disposition de tout le monde. On travaille fort pour donner le plus d’outils possible.

Lucien J., de la région 87 des AA

Le stress, l’isolement et ces photos d’apéros qui pullulent sur les réseaux sociaux ajoutent un défi de plus aux personnes sobres, ont confié des membres du groupe Facebook Soberlab. « Mais boire ne changera rien », a rappelé Sylvain D.

Vincent T., sobre depuis quatre mois, admet avoir flanché. Le vendredi 13 mars, il est allé prendre une bière près de son travail, pendant l’heure du midi. « Et c’est devenu trois bières », résume le quadragénaire, qui a vite repris ses anciennes habitudes.

Cette crise, couplée à un récent déménagement, lui a fait perdre ses repères, dit-il. Ça l’a aussi replongé dans de vieux souvenirs : il a déjà été mis en quarantaine stricte pendant l’épidémie de grippe H1N1, à Singapour, où il faisait ses études.

« Je ne m’accroche pas trop au fait que je bois en ce moment, dit-il. Je m’accroche surtout au fait que dès que les réunions AA vont reprendre, je vais y aller. »

Des effets à long terme ?

L’effet des mesures d’isolement sur la consommation d’alcool pendant une pandémie est peu étudié. Une étude a été réalisée en Chine sur 549 travailleurs de la santé ayant travaillé pendant l’épidémie de SRAS, en 2002-2003. Trois ans après l’épidémie, ceux qui avaient été mis en quarantaine étaient plus sujets aux abus d’alcool.

> Consultez une revue des études sur le sujet publiée dans The Lancet (en anglais)

Plusieurs recherches ont toutefois été menées sur l’effet de désastres naturels ou de crises, comme le 11-Septembre. « Les gens qui traversent ces crises finissent souvent avec un plus haut niveau d’abus de substances », souligne le professeur Michael Chaiton. Pourtant, note-t-il, si l’alcool semble donner une certaine maîtrise de la situation et fait sentir mieux sur le coup, la réalité est tout autre : boire retarde et complexifie la capacité à se remettre de la crise et exacerbe la peur et l’anxiété.

Soulignons que la consommation excessive d’alcool est associée à un affaiblissement du système immunitaire, chose à éviter, particulièrement en temps de pandémie.

Indulgence ?

Si on a une relation saine avec l’alcool, peut-on être indulgent envers soi-même en cette période de stress ? « L’auto-indulgence, ce n’est pas en soi une mauvaise chose dans la mesure où on continue de respecter strictement les niveaux de consommation d’alcool à faible risque », dit Hubert Sacy, qui souligne qu’il est préférable de ne pas changer ses habitudes de consommation. « La clé, ajoute le professeur Michael Chaiton, c’est d’être conscient que l’alcool n’aide aucunement à composer avec la situation. » Il faut donc mettre en place de vraies solutions pour composer avec son stress, dit-il.

> Consultez les recommandations de consommation d'alcool à faible risque

Des ressources

> Lisez un texte de Sonia Lupien, directrice du Centre d'études sur le stress humain de l'Institut universitaire en santé mentale de Montréal, qui propose différentes façons de composer avec le stress

> Consultez le site des Alcooliques anonymes