L’image est forte : un magnat déchu d’Hollywood, accusé d’agressions sexuelles, qui s’avance lentement en marchette vers le tribunal sous le regard frondeur de ses accusatrices. Longtemps considéré comme intouchable, l’homme de 67 ans doit désormais répondre à des accusations de viols pour lesquelles il est passible d’une peine de prison à perpétuité.

Deux ans après la grande enquête journalistique sur Harvey Weinstein qui a fait déferler la vague #metoo, le procès qui s’est ouvert lundi à New York a une portée symbolique indéniable. L’actrice Rose McGowan, qui a elle-même accusé le producteur d’agression sexuelle, en parle comme d’un « moment de justice ». 

PHOTO TIMOTHY A. CLARY, AGENCE FRANCE-PRESSE

« Que Weinstein ou d’autres soient reconnus coupables ou déclarés innocents ne doit pas mettre un point final au débat public plus large entraîné dans la foulée du mouvement #metoo », estime notre chroniqueuse.

Mais que l’on ne se leurre pas. Peu importe l’issue de ce procès, le plus important, c’est encore et toujours ce qui se passe à l’extérieur du palais de justice : le débat de société, porté par la parole courageuse de femmes, sur ce qui a permis à tous les Weinstein de ce monde d’agir aussi longtemps en toute impunité et sur ce qu’il reste encore à faire pour que cela change.

Depuis le déferlement de dénonciations qui a suivi l’affaire Weinstein, il est de bon ton chez les nostalgiques de l’époque où l’abus de pouvoir se vivait en silence, et où les victimes ne venaient pas nous importuner avec leur version des faits, d’opposer la « fausse » justice médiatique et la « vraie » justice des tribunaux. 

D’un côté, il n’y aurait que « lynchage » ou « battage médiatique », « faussetés » et « vengeance » de celles qui l’ont « cherché ». De l’autre, il y aurait la seule « vérité » qui vaille, celle des tribunaux. Non seulement cette opposition ne tient pas la route, mais pire encore, trop souvent, elle ne fait que protéger l’impunité de véritables agresseurs qui ont le culot de se poser en victimes.

On l’a encore vu avec l’affaire Matzneff en France, à l’occasion de la sortie du livre Le consentement (Grasset), de Vanessa Springora, qui raconte comment l’écrivain pédophile Gabriel Matzneff a abusé de sa jeunesse. 

Là encore, comme au lendemain de l’affaire Weinstein, des voix s’en sont prises au vilain « tribunal médiatique », qui a déboulonné la statue d’un écrivain prédateur. Alors qu’en vérité, on devrait plutôt se réjouir de voir des journalistes braquer leurs projecteurs sur ces enjeux, donner la parole à ceux (et surtout à celles) qui ne l’ont jamais eue, mener des enquêtes pour comprendre comment des hommes puissants, célébrés dans leurs milieux, ont pu commettre de tels abus de pouvoir en toute impunité.

PHOTO JOHANNES EISELE, AGENCE FRANCE-PRESSE

« Honte », peut-on lire sur ce carton gisant devant le tribunal où est jugé Harvey Weinstein.

C’est tout à fait sain et légitime de s’interroger sur ces enjeux. Ce qui est malsain, c’est le silence complice qui a permis trop longtemps à des hommes de pouvoir de faire passer la pédophilie pour de l’amour, son apologie pour de la grande littérature ou la prédation sexuelle pour du féminisme.

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C’est l’une des fonctions du journalisme de montrer au grand jour ce que d’autres ont tout intérêt à garder caché pour maintenir leurs privilèges. Et c’est précisément ce qu’ont fait les journalistes du New York Times Jodi Kantor et Megan Twohey ainsi que le journaliste du New Yorker Ronan Farrow en faisant enquête sur le harcèlement et les agressions sexuelles que subissent des femmes à Hollywood et ailleurs. 

Ce que certains appellent à tort un « lynchage médiatique » est en fait tout le contraire : un travail ardu, complexe et rigoureux d’enquête. À l’automne 2017, ce travail a eu l’effet d’un détonateur. En provoquant une prise de conscience et en libérant la parole de nombreuses femmes aux États-Unis et ailleurs, ces reportages fouillés ont fait œuvre utile. 

On en a vu les effets au Québec où, dans la foulée de #moiaussi, des enquêtes journalistiques ont mis au jour des agissements semblables, fait tomber quelques hommes puissants, mené à une hausse du nombre de dénonciations d’agressions sexuelles et interpellé la classe politique.

Dans certains cas – que l’on songe aux affaires Rozon et Salvail –, le travail médiatique sera suivi, comme après l’enquête Weinstein, de procès. Que les tribunaux se saisissent de ces questions, tant mieux. Mais sans minimiser l’importance du processus judiciaire, cela ne reste qu’une partie de l’histoire. Que Weinstein ou d’autres soient reconnus coupables ou déclarés innocents ne doit pas mettre un point final au débat public plus large entraîné dans la foulée du mouvement #metoo.

En avril 2018, au moment de recevoir le prix Pulitzer pour l’enquête qu’elle a menée avec Megan Twohey, la journaliste Jodi Kantor disait, en réfléchissant à la façon dont elles raconteront un jour leur enquête à leurs filles, encore trop jeunes pour en saisir la portée : « Nous voulons que nos filles comprennent que ce travail ne porte pas sur la célébrité, ni même sur des prédateurs individuels, mais sur la découverte par notre équipe de ce qui semble maintenant être un système complet réduisant au silence les femmes et effaçant leurs expériences. »

Au-delà du procès Weinstein, c’est bien la partie la plus importante de l’histoire : la remise en question à long terme des fondements d’un système qui s’est construit sur le silence des femmes. Ce procès-là reste encore à faire.