J’étais dans l’autobus l’autre jour et je regardais les gens. Sans trop faire attention. Il y avait pas loin de moi deux femmes d’origine asiatique qui se parlaient, dans un français plutôt bon, de chaussures qu’elles venaient d’acheter.

Je les écoutais sans les écouter, mais je trouvais ça chouette qu’elles parlent français. Qu’on entende qu’elles l’avaient appris. Qu’elles n’étaient pas nées avec. J’observais donc ce bout de nous être maîtrisé par d’autres quand tout à coup, je me suis mise à contempler autour de moi. J’étais dans le nord de la ville où les foules sont souvent bigarrées. Plus que dans mon petit coin de ville où l’école du quartier nous offre une longue déclinaison de blanc. Ce sont les accents qui varient. « Vous êtes de Marseille ? Non, de Toulouse. » Ce sont les seules nuances qu’on décèle.

Je regardais tout le monde être là, dans l’autobus, de manière anodine, quand soudain, j’ai choisi délibérément de mettre des lunettes racistes. C’est-à-dire de faire l’exercice de voir les gens comme des couleurs. Des couleurs « non blanches ». Et c’était atroce. Je me suis forcée à les regarder comme des gens qui venaient d’ailleurs, qui étaient venus là pour prendre nos choses, profiter de notre système, nous prendre notre place. Des gens qui au fond n’avaient pas d’affaire là. Qui s’étaient trompé d’adresse. Et c’était horrible. Le meilleur moyen de passer un moment affreux dans l’autobus. Se mettre à regarder les gens comme « autre ».

Je suis revenue à moi. En « Léa-vision », c’est-à-dire à juste noter qu’il y avait « des gens » et je me suis mise à penser à ce clash qu’on observe lors des élections. Celui des grands écarts dans la perception de l’immigration. J’y avais déjà pensé, surtout dans le métro, vu que c’est surtout là que je côtoie toute sorte de monde (et qu’on se souvient que j’ai plus de char) et je m’étais dit, mais regarde-nous tous. C’est clair qu’on est tous les mêmes ! Avec un seul destin commun, un seul rêve : que le métro stall pas.

Je pense que l’inverse de l’amour, c’est pas la haine, c’est la méfiance. La méfiance, c’est un truc pernicieux parce qu’il se glisse en toi comme un serpent et tu penses qu’il te protège, mais en fait il te sépare. Il t’enlève ta chance de connecter. Ça t’isole. Le paradoxe, c’est que tu penses que tu y gagnes alors que c’est toi qui y perds. C’est toi qui passes un mauvais moment dans l’autobus.

Je voyais des gens se déchirer après les élections sur le fait que Montréal n’avait pas voté comme les autres et que l’immigration était un cancer qui nous rongeait et je trouvais ça triste et même complètement dément. J’avais envie de leur dire, je suis née à Montréal et j’y habite depuis toujours et je tiens à vous rassurer, je n’ai vu jusqu’à maintenant rien d’autre immigré qu’un humain. J’en ai pas vu d’autres. Juré.

Un jour, après huit ans à avoir côtoyé la même garderie, j’ai eu le courage d’aller voir la gentille directrice pour lui demander pourquoi avant, elle portait le voile et maintenant, elle ne le portait plus. Ça faisait plusieurs années que la question me chicotait, mais je trouvais ça intime, alors je choisissais de me mêler de mes oignons. Je me souviens qu’elle l’avait retiré dans le temps du débat sur la Charte des valeurs et la question qui m’était restée était : « Est-ce qu’elle l’a ôté par affranchissement personnel ou par oppression de l’ambiance ? »

Sa réponse (je paraphrase) : « Je ne peux pas parler au nom de toutes les femmes musulmanes, je ne parle même pas au nom de ma sœur qui l’a retiré pour des raisons différentes des miennes, mais quand je suis arrivée au Québec, j’ai ressenti le besoin de le porter, sans l’avoir même porté dans mon pays d’origine. Je vivais des difficultés, le voile me confortait, me rappelait mon pays, mes valeurs, qui j’étais. Et puis au fil du temps, en vivant dans mon quartier (en banlieue nord), j’ai découvert les Québécois. Et je me suis rendu compte que les valeurs que représentait pour moi le voile étaient les valeurs des gens de mon quartier. Alors je l’ai retiré. Je n’en avais plus besoin ».

J’avoue que je ne m’attendais pas à ça. Donc, vous voulez dire que vous portiez le voile pour vous rappeler les valeurs de votre pays et que finalement, le Québec avait les mêmes valeurs, donc vous l’avez retiré ?

Oui.

Cerveau fondu. Quand on se mélange, on finit toujours par remarquer qu’on est tous pareils. Mais encore faut-il oser, ou juste avoir l’occasion de se mélanger. Prenez l’autobus.