C’était en 2009. Le 10 septembre, en 2 heures 15 minutes, une répétition et deux prises, 172 étudiants en communications de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) sortaient de l’anonymat pour chanter et danser, à travers leur université et à la face du monde entier, I Gotta Feeling, des Black Eyed Peas. Dix ans plus tard, leur fameux lipdub atteint, tenez-vous bien, plus de 11 millions de visionnements sur YouTube. Retour sur un phénomène rassembleur, qui a fait son temps. Ou presque.

À l’origine : un défi

Attablés dans un café du Vieux-Montréal, les deux coréalisateurs du lipdub original de l’UQAM, Luc-Olivier Cloutier et Marie-Ève Hébert (un couple hier, un couple aujourd’hui), se souviennent avec plaisir de cette époque, pas si lointaine, qui leur a servi de jolie « carte de visite » dans la vie. Tous deux sont en effet réalisateurs aujourd’hui (elle chez Fair-Play, lui à Radio-Canada). « C’était un défi d’étudiants en télé, un défi organisationnel. Comment on allait orchestrer tout ça, on était en mode exploratoire », raconte Luc-Olivier. Il faut dire que les étudiants de HEC Montréal avaient tourné une vidéo en lip-sync dans le genre avant eux, et leur honneur d’étudiants en communications était ici un peu en jeu. « Ça n’a pas d’allure, nous, on n’en a pas, ça nous prend ça », ajoute Marie-Ève en souriant. Bref, on comprend que le projet était avant tout « ludique ». Et bien évidemment technique : tourner, en un plan-séquence, donc, une vidéo où, comme le résume Wikipédia, les « acteurs » se « relaient » et « font du playback sur une bande sonore préexistante ».

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Luc-Olivier Cloutier et Marie-Ève Hébert ont coréalisé le lipdub de l’UQAM en 2009.

Puis un buzz

Le succès les a évidemment pris de court. À ce jour, nos deux réalisateurs s’expliquent mal comment une vidéo amateur, avec des erreurs de débutant manifestes (mais un plaisir tout aussi sincère et contagieux), a pu susciter un tel intérêt. Ce n’est pas rien : en un mois, leur lien a été visionné 1 million de fois (on était en 2009). Du Japon à la Belgique en passant par la France, des centaines de jeunes ont aussi adapté leur lipdub. Tout le monde en a parlé. Même CNN les a interviewés. Ce n’est pas tout : lors d’une cérémonie des Grammys, les Black Eyed Peas eux-mêmes les ont salués. « C’est sûr qu’on a pris la bonne chanson, au bon moment », croit pour sa part Luc-Olivier. Question de timing, donc, de bonne humeur, certainement, et puis peut-être tout simplement de circonstances. « Je dis souvent qu’il y avait un vide médiatique à ce moment-là, souligne Marie-Ève, et nous, on est arrivés avec une bonne nouvelle ! »

Et ses limites

Toujours est-il qu’à la suite de cela, la tendance lipdub a explosé. Pour le meilleur et pour le pire. À peine trois mois plus tard, la revue française Les Inrockuptibles déclaraient le phénomène « ringard » : « participer à une telle vidéo revient à laisser de côté sa dignité ». Il faut dire que les militants du parti politique UMP (les fidèles de Sarkozy à l’époque) avaient fait bien rire d’eux avec un lipdub moyennement enthousiaste et franchement maladroit. Mais ainsi vont les modes sur le web. « Comme les flashmobs, ou le ice bucket challenge, ça passe, reprend Luc-Olivier. Si on étire la sauce, ça ne marche plus. Nous, on savait qu’on ne ferait pas carrière avec ça. » Ils ont tout de même ensuite réalisé une demi-douzaine de lipdubs pour différentes entreprises. « On aurait pu en faire 30 ! Mais on ne voulait pas devenir monsieur et madame lipdub. » Parce qu’une fois la magie passée, l’effet de surprise s’essouffle. S’éteint ? Tout dépend du contexte. En famille, en gang, en entreprise pour faire du « team building », « c’est que du bonheur. On voit que les gens se tiennent. En cette ère d’individualisme, ça a quelque chose d’inspirant. Mais pour les gens issus des domaines des nouvelles tendances ? C’est sûr que c’est off… »

« On le refait ! »

Il fallait s’y attendre : pour marquer le coup de ce viral anniversaire, des étudiants en communications de l’UQAM mijotent à leur tour un nouveau lipdub (littéralement : doubler avec les lèvres ou mimoclip), en hommage au premier. « On le refait, pourquoi on ne le refait pas, ce serait drôle, un beau trip de gang ! », s’est-on chuchoté récemment, confie Mathieu Hudon, étudiant en télévision à son tour. L’idée, en gros : revisiter le fameux lipdub, tout en le réactualisant. « Nous, c’est un clin d’œil, dit-il, on sait que le lipdub, ça n’est plus actuel, on l’assume complètement, on y va avec la nostalgie, comme dans le temps. Il y aura un côté quétaine et un côté nostalgie. » Avis aux intéressés : on peut s’attendre à voir quelques allusions, le tout, non plus sur les Black Eyed Peas, mais sur Body, une chanson signée Loud Luxury et Brando. « En un plan-séquence, comme le veut l’école du lipdub. » Le tout doit être filmé début novembre. Restez à l’affût, on espère évidemment faire jaser.

Quelques lipdubs, d’hier à aujourd’hui

2007 : un des premiers lipdubs, signé Connected Ventures

2009 : le fameux lipdub « ringuard » des militant de l’UMP

2011 : lipdub de la municipalité de Grand Rapids sur American Pie, pour témoigner de sa vitalité (malgré un article de Newsweek déclarant la ville « mourante »)

2012 : un des plus gros succès à ce jour : la demande en mariage en lipdub

2019 : un lipdub publié cette semaine et filmé en Estrie pour revendiquer l’agrandissement d’une école à Compton