Le bonheur est rarement facile, ni permanent. Qu’à cela ne tienne, cet état de grâce est à la portée de tous, malgré les épreuves de la vie, voire grâce à elles. La Presse rencontre chaque semaine quelqu’un qui semble l’avoir apprivoisé.

« Si tu m’avais demandé de faire cette entrevue il y a un an, j’aurais dit non. En fait, tu ne me l’aurais probablement pas demandé. J’allais vraiment mal et ça devait paraître. Aujourd’hui, c’est une tout autre histoire », déclare d’emblée Marie-Ève Julien-Denis, au café Maesmi où nous sommes attablées.

Nous avons connu la bergère au début de juillet, dans le cadre du projet Le repaire de Biquette, au parc Maisonneuve. À la regarder, on ne se serait jamais douté de la traversée du désert qu’elle venait de vivre.

Entourée de ses brebis, qui ont fait de l’écopâturage tout l’été en pleine ville, elle était d’un calme et d’une ouverture qui invitaient à l’interaction positive. Elle dégageait une telle sérénité, en fait, que nous l’avons rappelée quelques semaines plus tard pour cette nouvelle rubrique sur le bonheur.

Mais le chemin qui a mené à cette belle éclaircie dans la vie de la femme de 39 ans a été couvert d’un épais brouillard pendant longtemps. « Il y a des gens dont on peut dire qu’ils ont le bonheur facile. Eh bien ce n’est pas mon cas ! », lance-t-elle.

Certes, il y a eu des moments de félicité dans la vie de Marie-Ève, mais ponctuels et entrecoupés d’épisodes de découragement, d’inertie, de grandes remises en question.

Enfants, sa sœur et elle ont beaucoup déménagé, de la campagne à la ville, de la ville à la campagne et rebelote. Jeune adulte, la nomade involontaire a voyagé tout son soûl. « Ça m’a beaucoup nourrie, d’être confrontée à plein de cultures et de manières de voir les choses. »

Il reste que dans tous ces déplacements, elle voit aujourd’hui un possible réflexe de fuite. Bouger pour voir si on se sent mieux, plus heureux, ailleurs.

À l’adolescence, Marie-Ève a reçu un diagnostic d’épilepsie, contrôlable avec une médication, heureusement. Au début de la trentaine, c’est une relation toxique qui lui a foutu la trouille. Puis, finalement, dépression majeure. Il y a un an, donc, on aurait rencontré une Marie-Ève en pleine détresse.

Zoothérapie à la rescousse

Heureusement, il y avait les moutons. Elle a fait leur rencontre en 2012. Étudiante à la maîtrise en géographie, en pleine recherche sur l’agriculture urbaine et l’autogestion, elle a abouti chez une amie française qui faisait un doctorat sur le pâturage. « Elle m’a offert d’apprendre comment travailler avec les moutons. Elle était responsable de 850 bêtes dans un petit coin de Provence. »

De retour au Québec, la bergère en devenir a commencé à monter son propre projet d’écopâturage, urbain celui-ci. Le concept est simple : les moutons « tondent » le gazon de manière naturelle, tout en l’enrichissant. Zoothérapie et autres bienfaits en prime ! Biquette en était à son quatrième été, cette année.

Les valeurs de justice sociale et environnementale, l’autonomie alimentaire, la gestion non hiérarchique ont toujours été de la plus haute importance pour Marie-Ève. Au sommet des Amériques à Québec, en 2001, à la grève étudiante de 2012, aux manifestations pro-palestiniennes, la jeune femme était là.

Pendant longtemps, ça m’a pesé. Je voulais changer le monde, me battre. Aujourd’hui, ça ne me pèse plus. Je trouve encore que le monde est absurde et je reste une personne très empathique, mais je fais les choses à mon échelle, je fais du bien comme je peux, sans tout porter sur mes épaules.

Marie-Ève Julien-Denis

« Dans la dernière année, j’ai bâti ce que j’appelle ma “sphère de protection”. Ma bulle, c’est ça, conserver mon énergie, me respecter et répondre à mes besoins, pour en avoir suffisamment pour les autres, après. J’ai longtemps pensé que c’était égoïste de faire ça, mais à un moment donné, ç’a été une question de survie. On l’entend souvent, mais on peut pas vraiment aimer, aider les autres, quand on n’est pas capable d’être là pour soi-même. La seule personne avec qui je vais passer le reste de ma vie, c’est moi. Alors aussi bien l’aimer, cette personne-là !

« J’ai aussi arrêté de vouloir que tout soit parfait. Je suis la pire impatiente dans la vie. Je travaille là-dessus, à laisser le temps faire les choses. »

En plus de reposer sur son travail d’introspection et de lâcher-prise, son bonheur actuel est le fruit d’un de ces heureux hasards de la vie. De bons amis ont acheté une propriété à Saint-Faustin, dans les Laurentides, sur laquelle se trouvait une bergerie. Ils ont offert à Marie-Ève de s’y installer avec ses moutons.

« Je voulais être à la campagne. Je ne trouvais rien qui convienne. Et là, ce petit paradis absolument parfait, situé entre un lac et une rivière, s’est présenté à moi. En anglais, on utilise souvent le mot “serendipity” [NDLR : sérendipité, beaucoup moins usité en français, signifiant heureux hasard]. Je sais qu’il y aura des moments difficiles dans ma nouvelle vie à la campagne, mais c’est comme si, enfin, tout ce vers quoi je travaille depuis des années est enfin en train de prendre forme. J’ai même commencé la formation en herboristerie dont j’ai toujours rêvé. »

Son besoin de solitude sera comblé, surtout après un été en ville. « Gérer les moutons au parc, ce n’est pas difficile. C’est gérer les humains, le plus grand défi ! »

Entre ceux et celles qui font des égoportraits avec ses bêtes, les enfants qui font du rodéo sur les ruminants, sous le regard amusé de leurs parents, sans compter les Ti-Joe Connaissant et les dédaigneux (« vous ne lavez pas vos moutons ? ! »), Marie-Ève a dû rester zen et mettre à profit sa pratique de méditation vipassana !

Cela dit, il y a aussi les témoignages qui la rendent incroyablement heureuse. Celui de l’éducateur spécialisé qui a réalisé que son jeune élève avait beaucoup moins de tics nerveux depuis qu’ils allaient tous les jours voir les moutons au parc. L’histoire d’une femme pour qui le contact avec les bêtes a adouci la convalescence. La gratitude des bénévoles qui l’accompagnaient dans son aventure…

« Aujourd’hui, je me sens beaucoup plus solide qu’avant. Je fais vraiment confiance à la vie. Elle m’a amenée là où je voulais vraiment être, en passant par plein de détours, oui, mais là j’y arrive ! »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Questionnaire bonheur

Une définition du bonheur
« Ça tournerait autour d’une phrase de Réjean Ducharme, reprise par Patrice Michaud dans la chanson Kamikaze : “L’amour, c’est pas quelque chose, c’est quelque part.” Je dirais aussi que le bonheur, c’est pas quelque chose, c’est quelque part. Mais ce n’est pas un état permanent. Il faut en profiter quand il est là. »

Une musique qui te fait du bien
« J’aime écouter Richard Desjardins, pour sa manière moqueuse de voir les choses. Puis l’afrobeat, ça me met toujours de bonne humeur. »

Une action concrète que tu fais quand ça ne file pas
« Je vais flatter mes moutons. C’est ma zoothérapie. Ils me font tellement de bien. »