Il y a une scène dans l’excellent film d’Anne Émond, Jeune Juliette, que j’ai trouvée peu crédible. Juliette, 14 ans, s’invite dans une fête à la recherche de son amie Léane, avec qui elle est en froid. Un garçon de son école l’aperçoit dans la cuisine, lui demande ce qu’elle fait là et la traite de « grosse torche ». D’autres garçons reprennent l’insulte en chœur – « Grosse torche ! grosse torche ! » – sans que personne, même pas l’amie de Juliette, dise un mot pour la défendre.

Juliette quitte aussitôt le party, sous le choc de cette violente charge, et révèle à son père qu’elle ne s’était jamais, jusque-là, perçue comme « une grosse ». Il aura fallu la mesquinerie cruelle d’un groupe d’adolescents pour que les rondeurs de cette jeune fille brillante, hors du commun, deviennent pour elle une tare.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La comédienne Alexane Jamieson interprète le rôle principal de Juliette dans le film Jeune Juliette d’Anne Émond.

J’ai beau savoir que l’âge ingrat est aussi l’âge bête (et méchant), en voyant le film, je me suis dit que dans une situation pareille, un ado prendrait certainement la parole pour traiter ces garçons de crétins. On ne cesse de répéter que les jeunes sont conscientisés à la différence, qu’ils militent pour le respect de tous et qu’ils célèbrent tous les types de diversités : ethnique, religieuse, sexuelle, corporelle…

J’y ai repensé, à la lumière de l’actualité des derniers jours, et je me suis trouvé bien naïf. On martèle chaque année les mêmes messages aux jeunes, à travers des campagnes de sensibilisation à l’intimidation à l’école. Gare à la cyberintimidation, ce fléau du siècle, leur répète-t-on depuis le primaire. On cible les jeunes. On croit pouvoir éradiquer le mal à la source. Quel leurre !

La vérité, les enfants, devrait-on leur avouer, c’est que l’intimidation est plus que jamais socialement acceptable chez vos parents (et que dire de vos grands-parents !).

Il n’y a qu’à voir tous ces adultes déverser leur fiel sur les réseaux sociaux parce qu’une femme ronde s’affiche nue dans une œuvre d’art. Oui, exactement comme dans la Grèce antique.

On n’a pas à chercher loin pour trouver des gens vomir leur haine de Safia Nolin à coups d’émoticônes de visages verts nauséeux accompagnant des phrases du type : « S’il vous plaît, je suis en train de manger ! » Il y en a plein les sections commentaires des médias. Des hurluberlus, certes, mais aussi des grands-mères fières (de leur chat), et des chroniqueurs, commentateurs et animateurs influents.

PHOTO CASSANDRA CACHEIRO, FOURNIE PAR LE WOMANHOOD PROJECT

Safia Nolin dans le vidéoclip de sa chanson Lesbian Break-up Song

Des adultes censés servir de modèles pour la jeunesse, conscients de l’amas de fumier de commentaires nauséabonds qu’ils attirent dans leur sillon. Un tir groupé d’intimidateurs qui s’allient pour moquer, diminuer, humilier une artiste. Pas pour critiquer l’esthétique de son œuvre, mais pour ridiculiser son corps et son courage. Le courage de célébrer la diversité corporelle, non seulement dans la théorie des discours consensuels, mais en se mettant littéralement à nu.

Pourquoi ? Parce qu’ils refusent l’image que Safia Nolin leur envoie. L’image, ni plus ni moins, d’une femme ronde telle qu’elle est au naturel. Pas celle, retouchée, d’une publicité aguicheuse ou d’une publication d’influenceuse. Une image vraie. (On nous a tellement habitués au faux que le vrai nous choque. Quel triste constat.)

Bien sûr que Safia connaît ses détracteurs, amateurs et professionnels. Elle anticipe le déferlement de haine qu’elle provoque, chaque fois qu’elle ose, non pas ouvrir la bouche, mais exister dans l’espace public. Il est pour eux, ce doigt d’honneur. Pour ceux qui lui reprochent sa façon de s’habiller et de se déshabiller. Pour ceux qui ne font pas la différence entre une œuvre d’art et un panneau publicitaire. Ce doigt d’honneur, c’est le symbole d’une femme qui refuse de céder à l’intimidation, qui répond d’avance à ceux qui la méprisent et qui n’a que faire de leurs bonnes manières.

Safia Nolin n’est pas tant une provocatrice qu’une éclaireuse de connerie. On lui saura gré d’aller au front et de nous montrer, chemin faisant, où il est préférable de ne pas mettre les pieds.

Car non, les enfants, je le répète : l’intimidation n’a pas d’âge (ni de sexe, du reste). Safia Nolin le sait depuis longtemps. Et pas seulement depuis le début de sa carrière.

Comme la Juliette du film aux accents autobiographiques d’Anne Émond, Safia est victime d’intimidation depuis l’adolescence. Elle a dû changer plusieurs fois d’école avant de décrocher.

L’école secondaire, ce microcosme de société, avec son système de castes et ses rapports de pouvoir. Les élus et les exclus, les populaires et les rejetés, les conformistes et les marginaux. L’école secondaire, où l’on prend conscience du poids du nombre. Où un jeune mâle alpha décide de traiter une fille de « grosse torche », en inspirant un cri de ralliement haineux, sans que personne y trouve à redire. Par pure méchanceté, en choisissant une cible au hasard, ou par besoin de rabaisser son prochain pour mieux se mettre en valeur. On en a vu ainsi gravir les plus hauts échelons de la politique…

Juliette et Léane, intellos marginales qui s’intéressent plus à Dostoïevski qu’à Instagram, font jouer la musique qu’elles aiment (celle de Jeune Juliette est signée Les Louanges) à la radio étudiante, plutôt que la pop dans l’air du temps. Cela leur vaut les sarcasmes de leurs camarades de classe. Elles-mêmes cyniques et sardoniques, elles n’en ont rien à cirer. Ce refus de se conformer est leur propre doigt d’honneur aux conventions ambiantes. Elles célèbrent à leur façon la différence. « Il a l’air cool », dit Léane d’un jeune garçon Asperger dont Juliette doit s’occuper.

Safia me fait penser à Juliette. Par son entièreté, son authenticité, sa vérité. Et son courage. Malgré le combat à mener, quotidiennement, contre ses intimidateurs. Mais contrairement à Juliette, Safia a bien des alliés qui ne craignent pas de faire entendre leur voix. C’est ça aussi, le poids du nombre.