Les nouvelles technologies et le manque de relève contribuent à la disparition graduelle de certains métiers autrefois essentiels. Chaque semaine durant l’été, La Presse rencontre des gens qui exercent encore de vieilles professions.

« C’est bête, mais l’incendie de Notre-Dame de Paris a mis en lumière notre métier. C’est triste, mais les gens se sont aperçus qu’il y avait une incroyable charpente de bois de 800 ans là-dessous. »

Jérémie Abbate est charpentier, mais au sens traditionnel du terme, celui qui emprunte à la menuiserie et à l’ébénisterie pour construire en bois à peu près n’importe quelle structure — à l’image de l’incroyable flèche de la cathédrale parisienne qui a brûlé le 15 avril dernier. C’est un métier qui a, chez nous, lentement perdu de son essence, notamment avec l’arrivée des fermes avec des toits préfabriqués et des techniques de construction modernes. « Il y a quelque chose à faire renaître de façon à ce que les charpentiers ne soient pas considérés comme de simples assembleurs », affirme l’artisan installé à Farnham, en Montérégie.

Une visite de son atelier permet d’avoir une bonne idée de l’étendue des compétences d’un bon charpentier. À travers les outils et les bancs de scie, on voit une collection de pièces de bois aux formes diverses. Notre regard est particulièrement attiré par un gros morceau courbé, impeccablement assemblé, que Jérémie Abbate a mis 35 heures à confectionner. Ce n’est que l’une des multiples pièces qui constitueront une lucarne guitarde, destinée à un musée international de renom — les détails du projet sont encore sous embargo. C’est une véritable œuvre d’art que le charpentier originaire de la Loire est en train de concevoir, mais ça ne l’empêche pas de construire aussi des abris de jardin ou des petites marquises : à notre demande, il a d’ailleurs taillé en moins de cinq minutes un tenon à partir d’un madrier de pruche.

Jérémie Abbate s’est en effet donné le mandat de communiquer son art au plus grand nombre. « Le métier est à la fois structurel et décoratif, il y a donc une sensibilité qu’il faut développer », explique-t-il. 

« Il faut donc faire des démarches pour nous faire connaître, ne pas rester dans notre coin. Il faut aller voir les clients, les architectes et les ingénieurs, en évitant les guerres d’ego. Le pire, c’est d’arriver en pensant tout savoir. »

Quand il a immigré au Québec en 2006, l’artisan aujourd’hui âgé de 39 ans voulait abandonner la charpenterie et faire de la lutherie. « Je me suis aperçu que c’était le meilleur moyen de mourir de faim ! affirme-t-il en rigolant. Plus sérieusement, j’ai vu à quel point il y avait des besoins en charpenterie au Québec. »

Il a aussi compris qu’il y avait ici une belle ouverture d’esprit. « Certains ingénieurs et architectes comprennent la charpenterie traditionnelle, ils ont l’intelligence de reconnaître les qualités de notre métier, dit Jérémie Abbate. Ils prennent d’ailleurs goût à ce que l’on peut faire, notamment pour le coup d’œil que ça apporte à une structure. Je pense aussi que de plus en plus de gens vont devenir sensibles à ce qu’on fait, ce qui va rendre notre travail plus accessible. Ça va entraîner un cercle vertueux qui va ultimement démocratiser la charpenterie traditionnelle. »

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

« Il y a quelque chose à faire renaître de façon à ce que les charpentiers ne soient pas considérés comme de simples assembleurs », affirme le charpentier Jérémie Abbate.

L’art du trait

Il a donc repris les outils qu’il avait commencé à maîtriser en compagnie de son père. Mais c’est ensuite à Ottawa qu’il a perfectionné son art auprès de Patrick Moore, professeur à l’École pratique de stéréotomie (l’art de la taille et de la coupe). « On y apprend l’art du trait, on peut ensuite s’y référer pour constituer n’importe quelle structure en projetant son tracé au sol, explique Jérémie Abbate. Ça permet de développer une conception de l’espace ; on peut s’en servir pour tout faire, même pour couper une feuille de contreplaqué pour qu’elle entre dans un coin mal foutu ! »

Jérémie Abbate entend aussi encourager et former la relève. « On travaille à l’élaboration d’un collectif de charpentiers de spécialisations diverses qui se rencontrent pour créer une forme de compagnonnage rotatif au Québec », nous apprend-il. 

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Le charpentier Jérémie Abbate s’est donné le mandat de communiquer son art au plus grand nombre.

« Les jeunes pourraient ainsi passer quelques jours avec différents charpentiers. On a le savoir qui devrait permettre à tout le monde de s’amuser. »

Le charpentier soutient que les jeunes sont prêts à prendre la relève, s’ils acceptent de faire les sacrifices liés aux années de formation — près de 10 ans pour la charpenterie traditionnelle. « Il y a pas mal de jeunes qui se sont associés à la démarche, c’est vraiment intéressant de voir ça, affirme-t-il. Le vocabulaire spécialisé renaît, les mots utilisés sont justes. Les jeunes s’intéressent à ces savoirs parce que je crois qu’on est arrivé à un point de rupture ; c’est toute une génération qui se demande pourquoi tout ce qui a été fabriqué récemment n’arrive pas à durer… »

« C’est une passion, une vocation, mais c’est vraiment une révélation quand on s’aperçoit que l’on peut construire n’importe quoi, ajoute Jérémie Abbate. C’est à nous, les plus vieux, de donner aux jeunes le goût du métier. »

La profession en trois questions

Depuis quand ?

« J’ai commencé avec mon père en 1992, mais je me suis décidé à m’y mettre sérieusement en 2008, deux ans après mon arrivée au Québec. Les entrepreneurs avec qui j’ai travaillé m’ont offert des projets spéciaux, j’ai repris le goût au métier. »

Comment a-t-il commencé ?

« Mon père a démarré une entreprise de construction générale en 1990 avec mon oncle, ils faisaient un peu de tout, de la pierre à la charpente. Mais le bois m’a rapidement davantage attiré que les autres matériaux — c’est plus propre que la pierre ! »

Si c’était à refaire ?

« Je serais allé suivre une formation à l’école, pour obtenir une reconnaissance, un diplôme, c’est plus facile après, les ouvertures sont plus nombreuses. Quand tu apprends de manière autodidacte, c’est un peu un coup de poker. Heureusement, j’ai eu un bon ange gardien, j’ai eu pas mal de chance dans les enseignements que j’ai reçus. »