Je-me-moi. Notre individualité aura été au cœur de la décennie qui s’achève. Décryptage d’un phénomène moins égocentrique qu’il en a l’air.

Au début des années 2000, l’animatrice Marie France Bazzo et les auditeurs de l’émission Indicatif présent, à Radio-Canada, avaient suggéré l’expression « ego.com » pour définir l’époque. Facebook venait tout juste d’apparaître, Twitter et Instagram n’existaient pas encore. En 2006, le magazine TIME nommait l’individu, « you », personnalité de l’année, faisant référence aux millions d’utilisateurs qui généraient du contenu dans les médias sociaux comme YouTube ou Wikipédia.

À première vue, cette tendance s’est poursuivie. Afin de vérifier cette théorie, l’équipe de la section Arts et être de La Presse a consulté une centaine de spécialistes de différents milieux pour déterminer les personnalités, évènements et courants qui ont marqué les 10 dernières années. Nos conclusions sont divisées par thèmes dans les écrans qui suivent, mais il est évident que l’individualité a totalement dominé la décennie. 

Une individualité qui se décline dans tous les domaines, sur toutes les plateformes. Sauf qu’on ne se limite plus à parler de soi. Oui, on touche à l’intime, mais on finit par atteindre l’universel. Oui, l’autopromotion et la mise en scène de sa propre vie ont la cote dans les réseaux sociaux : on se photographie au concert de Céline, en voyage en Italie ou au dernier resto à la mode. Mais on mobilise aussi les autres pour les causes qui nous tiennent à cœur : le Ice Bucket Challenge, #blacklivesmatter, #moiaussi, la planète… Le « moi » qui s’affirme depuis quelques années semble moins solitaire et plus solidaire. C’est aussi un « moi » plus revendicatif. C’est « ma » diversité, « ma » différence, « ma » voix qui se joint à la chorale. La majorité silencieuse a cédé la place aux minorités sonores.

Chacun dans sa bulle

En culture, cette individualité se manifeste « à la carte » : films, télé, musique, jeux vidéo.

Chacun crée son environnement, son univers, son mood board. On regarde les séries télé à l’unité. On n’achète plus un album, on choisit les chansons à la pièce, selon sa personnalité, son humeur.

On se construit sa propre playlist qu’on partage ensuite avec ses amis sur Spotify ou Apple Music. On joue à Fortnite seul dans son sous-sol, mais en réseau.

En littérature, la tendance est à l’autofiction : les autres se reconnaissent dans l’histoire singulière d’un auteur ou d’une autrice qui écrit au « je ». C’est l’écriture inclusive. L’explosion des récits et de la poésie intimiste.

Ce qui ne veut pas dire qu’on échappe aux phénomènes de masse : Despacito, La voix, Beyoncé, District 31, Joker, Occupation double, Tout le monde en parle, Serial… Il arrive encore qu’on communie au même autel.

Mais même dans la masse, ce sont les voix singulières qui se distinguent : les femmes, les communautés culturelles, les autochtones. De #oscarssowhite à Kanata, on dénonce la sous-représentation des minorités et la suprématie de l’homme blanc cisgenre. On exige la diversité, la parité. On ne laisse plus les autres parler en son nom, on dénonce le #mansplaining, on veut raconter « sa » spécificité, « son » histoire. La définition du mot « moi » ? La personne qui parle.

Dis-moi ce que tu manges

On le dit souvent, c’est l’égoportrait qui incarne le mieux notre époque : celle des apparences, de l’image qu’on veut projeter, du récit de vie qu’on veut raconter aux autres. C’est la multiplication des narrativités. Et c’est un symbole qui a des répercussions partout dans la société, jusque dans la vie politique. On veut choisir « sa » cause. Et cette cause doit coller à « son » identité : les jeunes délaissent les grands partis politiques, le féminisme est intersectionnel, le genre est fluide et de plus en plus choisi.

Même nos choix en alimentation font désormais partie de notre identité : on est céto, flexi, végane. Les origines de ce qu’on consomme nous distinguent de la masse, et les influenceurs nous ont convaincus que l’affirmation de soi passait par la consommation. On achète son vin d’un petit vigneron et ses tomates d’un fermier qui nous a été recommandé. On mange bio, on porte des vêtements écolos et équitables, on conduit une voiture hybride, on habite une minimaison.

« On joue au solitaire, tout le monde en même temps », chantait Louis-Jean Cormier au début des années 2010. Vrai. Et faux. Car Céline Dion remplit encore les auditoriums. Des dizaines de millions de personnes partout dans le monde ont lu Becoming (Devenir), le livre de Michelle Obama. Plus de 1,5 million de Québécois regardent District 31 tous les soirs. Et la jeune Greta Thurnberg a fait descendre des centaines de milliers de personnes dans les rues de Montréal en septembre dernier.

Si le « moi » domine, ce n’est pas la fin du « nous » pour autant.