Tout le monde peut, un jour ou l’autre, être touché par un problème de santé mentale. Une fois par mois, La Presse présentera le cheminement d’une personne aux prises avec une maladie mentale. Cette semaine, Guillaume-Aragon Lafrance, 40 ans, atteint de schizophrénie affective.

Les débuts d’un rêve

Guillaume-Aragon Lafrance souffre de schizophrénie affective : ce qui veut dire qu’en plus de sa schizophrénie, il est aussi bipolaire. Les symptômes de sa maladie sont bien maîtrisés aujourd’hui, grâce à la médication et aussi grâce à l’expérience cumulée à travers des années de souffrance. Et pourtant, au début de sa carrière, rien ne laissait présager les épreuves qui l’attendaient.

À l’automne 1996, le Centre NAD – aujourd’hui l’École des arts numériques, de l’animation et du design – reçoit sa toute première cohorte d’étudiants pour une formation de six mois en animation vidéo. Guillaume aimerait beaucoup faire partie du groupe, même s’il vient de terminer son secondaire. Il n’a que 17 ans, et le Centre n’accepte que les élèves de 18 ans et plus.

Il réussit néanmoins à convaincre l’établissement de l’admettre dans son programme. « Je leur ai présenté des dessins que j’avais faits. Des personnages que j’avais dessinés. Je leur ai dit : “Je sais que je n’ai que 17 ans, mais je pense que j’ai beaucoup de potentiel.” »

Guillaume est finalement admis, mais il reste un autre obstacle à franchir. À l’époque, le coût de la formation est de 9000 $. Le jeune homme n’a pas cette somme. C’est sa mère qui contracte un emprunt pour son fils, qu’il a remboursé au bout de 30 mois en lui remettant 300 $ par mois.

En septembre 1996, Guillaume commence donc la formation qui va changer sa vie, pour le meilleur et pour le pire.

Les années Ubisoft

Deux semaines avant la fin de la formation, des représentants d’Ubisoft débarquent au Centre NAD. Ubisoft, une société française réputée qui vient tout juste d’ouvrir un studio à Montréal. Ils demandent qui sont les cinq meilleurs élèves de la cohorte. Guillaume fait partie du lot. « Je dessinais déjà à la main, je pensais que ça pouvait m’être utile. J’ai montré mes dessins aux gars d’Ubisoft et ils ont capoté. »

Il est convoqué pour une deuxième entrevue, cette fois-ci aux bureaux d’Ubisoft à Montréal.

J’étais un peu anxieux. J’avais fait faire un poster de trois pieds sur trois pieds qui montrait les personnages du jeu vidéo que j’avais réalisé pendant ma formation.

Guillaume-Aragon Lafrance

Guillaume est embauché. On lui remet une tablette graphique pour qu’il apprenne à dessiner avec cet outil. Pour un jeune comme Guillaume, c’est comme s’il venait d’être repêché en première ronde par le Canadien de Montréal.

Rapidement, il grimpe les échelons, malgré ses 18 ans. Il devient animateur 3D, puis, à sa deuxième année, il est nommé directeur technique.

Après trois ans chez Ubisoft, « ça s’est mis à dégringoler », se rappelle-t-il. « J’avais de l’argent. Je consommais du pot. Je commençais à moins bien aller, mais je ne comprenais pas ce qui se passait. »

Malgré tout, Guillaume continue de briller sur le plan professionnel. Moins d’un an plus tard, il est directeur technique pour coordonner un projet de jeu avec le géant Disney. Mais la chute sera d’autant plus abrupte pour Guillaume.

La descente aux enfers

Après un peu plus de quatre ans chez Ubisoft, Guillaume est recruté par A2M, une autre boîte de jeux vidéo.

Il commence à montrer un des personnages d’un jeu vidéo qu’il aimerait réaliser, qu’il a appelé X-Project. Il a un cartable plein de dessins de personnages qu’il soumet aux patrons.

Guillaume a alors 23 ans. Il est comme sur un nuage. Et il est à la veille de pouvoir réaliser le rêve de sa vie.

Son jeu suscite beaucoup d’intérêt. Un jour, les patrons d’A2M demandent de le rencontrer. On lui annonce que la boîte est prête à réaliser X-Project. Un contrat a été préparé. Les conditions sont alléchantes. On lui offre 10 000 $ en bonus et 1 % des ventes du futur jeu.

C’est à ce moment précis que le rêve de Guillaume se transforme en cauchemar. Il va vivre sa première véritable psychose, causée fort probablement par le stress et sa consommation de pot.

J’ai capoté. Je n’ai pas signé le contrat, j’ai plutôt pris mes bottes, mon manteau et je suis parti. Et là, j’ai tourné en rond pendant des heures autour du même quadrilatère.

Guillaume-Aragon Lafrance

« J’étais alors complètement paranoïaque. J’étais persuadé qu’on voulait me tuer. J’entendais des voix. »

Plutôt que de rentrer chez lui, il s’en va chez ses parents non sans s’être arrêté auparavant acheter une caisse de bière au dépanneur. « Mais je tolérais très mal l’alcool », signale-t-il.

Ce jour-là, chez ses parents, il veut mettre fin à ses jours.

« Ça, je n’en ai jamais parlé à personne. Tu es le premier à qui j’en parle. »

Il est finalement hospitalisé pendant un mois. C’est à ce moment qu’on lui annonce qu’il est schizophrène. On lui prescrit également un médicament pour traiter sa maladie.

À sa sortie de l’hôpital, ses parents acceptent de l’héberger à la condition qu’il cesse le pot. Il passe un mois à la maison, en congé de maladie, et il travaille intensément sur X-Project, même pendant ses crises psychotiques.

« Chez A2M, ils étaient géniaux. Quelqu’un des ressources humaines appelait chaque jour pour prendre de mes nouvelles, mais c’est mon père qui répondait. Moi, j’étais persuadé que les gens pouvaient lire mes pensées. »

C’est pendant cette période que surviennent les attentats du 11 septembre 2001. À ce moment-là, Guillaume est persuadé qu’il contrôle les avions qui ont percuté les deux tours.

Après deux mois, il retourne chez A2M où il travaille trois jours par semaine. « Mais ça n’a pas marché, ça leur prenait quelqu’un à temps plein. »

Après avoir perdu son emploi, Guillaume essaie de mettre un peu d’ordre dans sa vie.

Les trois années suivantes, il vit en famille d’accueil dans une chambre grande comme un placard. Son objectif était d’arrêter la consommation de pot. « Je n’allais pas très bien, ma vie tournait autour du pot. »

En 2005, il ne touche plus au pot, mais il est de nouveau hospitalisé, pour une période de deux mois cette fois-ci. Sa médication ne semble pas empêcher ses crises psychotiques.

Les deux années suivantes ne sont guère plus faciles. En 2007, il revoit son psychiatre qui change sa médication. Il cesse de prendre un médicament qui agissait comme stabilisateur pour sa bipolarité.

« Je n’étais même pas capable de calculer 2 x 2 à cause de ce médicament-là. C’était comme si j’étais gelé. »

Guillaume commence aussi à prendre un nouvel antipsychotique.

Ça a pris six ans avant qu’on trouve le bon médicament pour moi. Je suis devenu un nouveau Guillaume. J’ai commencé à vouloir créer à nouveau, à faire du 3D. J’avais besoin de créer pour vivre.

Guillaume-Aragon Lafrance

La rédemption

« Ça fait 14 ans que je n’ai pas eu de crise », lance fièrement Guillaume.

Il a ce qu’il appelle des « évènements ». « Par exemple, si je vois quelqu’un se fouiller dans le nez, je pense qu’il est en train de me faire un fuck you. »

Il y a aussi la fois où il travaillait pour les élections le jour du scrutin et où il voyait des fraudeurs qui revenaient voter une deuxième fois.

« Il va toujours rester un fond de ma maladie, mais je suis capable de gérer maintenant. »

Depuis 2007, il donne des conférences avec l’organisme D’un couvert à l’autre, dont la mission est la réintégration sociale des personnes souffrant de schizophrénie. Il parle de sa maladie, avec une touche d’humour.

« Ça a changé ma vie, ces conférences. Se faire dire qu’on fait du bien, qu’on aide les autres… »

Il fait du bénévolat au moins une fois par semaine à D’un couvert à l’autre. Il a aussi aménagé un petit atelier dans le placard adjacent à son appartement. Il y dessine et réalise de petites statues en argile, mais il caresse toujours le rêve de réaliser enfin son jeu X-Project.

Il se dit heureux. Probablement pour la première fois de sa vie. « J’ai 40 ans, ma vie commence. Je me suis amélioré, j’en ai changé des choses. Et puis, je me trouve fort de dealer chaque jour avec ma maladie. »

>> Consultez le site de Guillaume-Aragon Lafrance

La schizophrénie en bref

La schizophrénie est un trouble cérébral qui résulte d’un déséquilibre chimique du cerveau. La maladie se manifeste notamment par des épisodes aigus de psychose. Au Canada, une personne sur cent en souffre. Cependant, la maladie se traite et les personnes schizophrènes peuvent mener une vie satisfaisante, comme le signale la Société québécoise de la schizophrénie.

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez communiquer en tout temps avec Suicide Action Montréal : 514 723-4000 ou 1 866 APPELLE (1 866 277-3553).

Notre démarche

Pour ce projet, le choix du dessin s’est rapidement imposé comme support visuel ; il dépersonnalise le sujet, tout en conservant une certaine ressemblance. Il permet également une touche d’émotion et de fantaisie. Nous avons convenu de laisser au journaliste le soin de faire l’entrevue seul afin d’obtenir un témoignage plus intime. Après avoir pris connaissance d’une première version du texte, notre photographe a pris rendez-vous avec notre sujet pour réaliser une série de photos qui ont servi à produire le dessin.