Il avait 18 mois, peut-être. Je me souviens de son regard médusé, captif, illuminé. De la fascination qu’exerçait déjà sur lui l’image. Il y a une dizaine d’années, on ne décourageait pas encore les parents d’exposer leurs enfants en bas âge aux écrans. On les y encourageait même, en certaines circonstances.

Fiston, comme son frère aîné, a été biberonné aux images subliminales de la collection des Bébé Einstein, Bébé Mozart, etc. Des vidéos « éducatives », conçues avec la collaboration de psychologues afin de stimuler le cerveau des bambins. Avec des titres pareils, ça ne prenait pas la tête à Papineau pour comprendre la stratégie de marketing. On tentait de convaincre les parents que leurs enfants deviendraient de petits génies à force d’écouter La flûte enchantée en fixant un fond d’écran psychédélique.

Aujourd’hui, il est généralement admis que les enfants de moins de 2 ans ne devraient pas être exposés aux écrans, quels qu’ils soient. Cela tombe sous le sens.

Mais il y a 10 ans, comme plusieurs autres, je suis tombé dans le panneau. Les temps changent, et avec eux, les avis des spécialistes. Je ne portais pas de ceinture de sécurité, à l’enfance, sur le siège arrière de la Chrysler Cordoba de mes parents…

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Il est généralement admis que les enfants de moins de 2 ans ne devraient pas être exposés aux écrans, quels qu’ils soient, écrit notre chroniqueur.

La fascination de Fiston pour les écrans n’a pas diminué. Je me suis convaincu, en maintes occasions, qu’il en retirait des bénéfices. Qu’il y avait des bienfaits, notamment pour sa vie sociale, au fait de jouer à des jeux en réseau. Ce qui n’est pas faux. Pour les timides en son genre, ces jeux peuvent servir d’outil pour ne pas s’isoler. Mais les risques liés à une surexposition aux écrans sont bien réels.

Je lisais vendredi le dossier de ma collègue Ariane Lacoursière sur la détresse psychologique des enfants liée aux écrans et je m’inquiétais pour Fiston. Saura-t-il échapper aux conséquences des maux de la société moderne ?

L’Association des médecins psychiatres du Québec réclame des cours d’éducation à la santé mentale de l’école primaire jusqu’à la fin du secondaire. Ce n’est pas fou. La prévalence des troubles anxieux est en hausse chez les jeunes (elle a quasiment doublé entre 2011 et 2017), comme la proportion d’élèves du secondaire vivant avec un niveau élevé de détresse psychologique (près du tiers d’entre eux).

Le mouvement Alphas connectés, créé par des psychiatres, s’intéresse particulièrement aux jeunes nés après 2010. Fiston n’est pas, au sens strict, de la « génération alpha ». Il est né en 2006. Mais il a, lui aussi, toujours vécu entouré d’écrans, au point qu’il est difficile pour lui de s’en passer. C’est d’ailleurs une source constante de conflits entre nous.

Lorsque je lui ai parlé de ces adolescents et préadolescents qui ont dû se soumettre récemment à des cures de désintoxication de jeux vidéo parce qu’ils étaient dépendants à Fortnite, il ne s’est pas senti concerné. Cette fillette britannique de 9 ans qui ne quittait plus sa console, même pour aller aux toilettes ? Il a trouvé ça exagéré, sensationnaliste.

J’ai tout de même l’impression que si je ne le contraignais pas à sortir voir la lumière du jour ou manger des repas en famille, il pourrait passer le week-end dans la noirceur du sous-sol, à jouer en ligne à Fortnite. Monterait-il se nourrir de lui-même ? Parfois, j’en doute. Si, par malheur, j’oublie un samedi soir qu’il est toujours au sous-sol avec sa console et que j’omets de lui demander d’aller se coucher, il peut y rester jusque tard dans la nuit.

Je ne suis pas le seul parent à avoir espéré sans y croire, il y a une quinzaine de jours, que le « black-out » de Fortnite serait permanent. Pendant un week-end, il n’y avait plus qu’un trou noir à la place du jeu. C’était bien sûr une stratégie de marketing pour faire mousser l’arrivée de sa plus récente mouture.

La dépendance aux écrans a de nombreuses conséquences néfastes, selon les spécialistes : diminution de l’activité physique, baisse des interactions sociales, impact sur le sommeil. Et à terme, augmentation des risques de problèmes de santé mentale.

Les parents sont démunis devant leurs enfants accros aux écrans. Car ils y sont eux-mêmes plus ou moins dépendants. Une étude dont faisait mention ma collègue vendredi, publiée dans la revue Child Development, démontre que les parents interrompent au moins trois fois par jour leurs activités avec leurs enfants afin de consulter leur téléphone cellulaire.

Des parents qui prennent leurs courriels le soir, pendant qu’ils mangent avec leurs enfants à la maison ou au restaurant ? Des parents qui consultent les réseaux sociaux alors que leur fils joue au soccer ou que leur fille joue au hockey ? Qui répondent à un texto en jouant au ballon avec Fiston ? Je plaide coupable.

Il y a 10 ans à peine, ce n’était pas encore le cas, mais aujourd’hui, nous sommes branchés en permanence sur nos téléphones intelligents. Tout en sachant que ce n’est pas brillant. Nous nous trouvons en état de perfusion numérique, liés sans interruption au monde extérieur, bombardés d’informations et de fausses informations (de plus en plus difficiles à distinguer), d’opinions pas toujours éclairées et de vidéos de chats.

Tout ça en raison d’un appareil qui est devenu en quelque sorte une extension de nous-mêmes. Sortir de la maison sans son téléphone équivaut désormais à y oublier son portefeuille. Constater que sa batterie est faible est devenu une source d’anxiété.

J’en ris, mais ce n’est pas drôle. La société de performance, et les outils technologiques qui l’encouragent, modifie nos rapports aux autres, et pas toujours pour le mieux. On travaille de plus en plus, de manière plus efficace. On peut presque tout faire à distance, en tout temps. On est constamment joignable et susceptible de prendre une décision. On s’impatiente lorsqu’un texto reste sans réponse pendant plus de quelques minutes…

On va tout de même s’entraîner pour rester en forme ou faire un meilleur temps à son prochain demi-marathon (en consultant frénétiquement sa montre, un autre écran), on s’écrase devant sa télé le vendredi soir pour se changer les idées, on va au cinéma pour se divertir ou se cultiver, on regarde la dernière série en vogue sur son ordinateur pour participer à la discussion autour de la machine à café, on lit le journal sur sa tablette pour rester informé.

Et pendant ce temps, forcément, on néglige le fameux « temps de qualité » avec nos enfants, qu’on laisse aux bons soins d’un écran. Parce que c’est si simple, parce qu’on est fatigué, parce qu’eux aussi y trouvent leur compte. Sans trop se soucier des conséquences, pour eux et pour nous.