Nos vies sont jalonnées de premières fois… et certaines sont plus marquantes que d’autres. Chaque vendredi au cours de l’été, une personne nous raconte quel impact une décision ou un événement a pu avoir sur son existence.

Été 2016. Alexandre Robert est appelé en mission à l’île Padopling, dans la terre de Baffin, au Nunavut. Il doit rejoindre une équipe de six techniciens affectés par leur employeur à la décontamination d’un site qui, à l’époque de la guerre froide, servait de poste de veille canadien en cas d’attaque de l’Union soviétique.

Une tâche à première vue plutôt facile pour l’homme de 37 ans, qui s’est dessiné une vie professionnelle remplie d’aventures à la Tom Cruise dans Mission : Impossible. Après une enfance passée à construire des cabanes dans les arbres, l’ancien scout est devenu successivement moniteur de ski, guide de tourisme d’aventure, puis secouriste et instructeur de premiers soins en région éloignée. 

Au Nunavut, Alexandre Robert veillera à la sécurité et au bien-être de l’équipe déployée dans l’île Padopling. Une simple mission de prévention. L’équipe partie la veille, il doit donc la rejoindre. Départ de la Gaspésie pour ensuite prendre quatre vols en une journée : de Mont-Joli à Montréal, puis vers Ottawa, Iqualuit et, enfin, Qikiqtarjuaq.

PHOTO FOURNIE PAR ALEXANDRE ROBERT

L’embarcation avec laquelle Alexandre Robert a navigué
vers l’île Padopling.

Pour se rendre à l’île Padopling, il faut ensuite prendre un bateau. Il rencontre ses collègues inuits qui l’accompagneront pour le périple et monte sur un petit bateau avec une cargaison destinée au campement. Le trajet doit durer trois heures et demie. Il est 16 h quand le bateau prend le large.

Du calme plat au naufrage imminent 

Le paysage nordique est à couper le souffle. Les eaux sont calmes, et le seul bruit perceptible est celui du moteur à essence qui les propulse tranquillement. Après avoir passé l’extrémité d’un rocher au bout de l’île, le village est à portée de vue : il ne reste qu’une quinzaine de minutes avant de mettre pied à terre.

Tout à coup, le moteur s’arrête. Panne d’essence.

Pas grave, se disent les voyageurs, il y a un bidon plein en cas d’urgence, et remplir le réservoir est un jeu d’enfant. Mais… les voyageurs commencent à dériver. Ils s’éloignent lentement du campement qui, à ce moment-là, les attend. Une fois le réservoir plein, le conducteur appuie à fond sur l’accélérateur. Dans un éclat sonore, le moteur rend l’âme.

Aux grands maux, les grands moyens. L’équipage s’empare des pagaies d’urgence et commence à pagayer, mais rien n’y fait. Le bateau est trop lourd.

« On réussissait à peine à faire du surplace, près de la côte », dit Alexandre.

Devant l’impossibilité de mener l’embarcation à bon port, Alexandre demande au conducteur de faire un appel avec téléphone satellite. Pas de téléphone. Il demande s’il y a une balise de détresse à bord. Pas de balise. Au loin, l’équipage aperçoit un garde-chasse canadien passer et tente de le joindre par radio. Aucune réponse.

Pendant ce temps, le bateau continue de dériver. Alexandre invite ses collègues à pagayer pour se rapprocher de la côte. S’il accède à la terre, il pourrait rejoindre le campement à la marche, pense-t-il. Au bout de l’île, il tente le tout pour le tout…

Il prend son élan et saute du bateau.

In extremis, ses pieds rejoignent le sol, sur les derniers centimètres de la pointe de l’île. Il amarre le bateau au rocher.

Si on avait continué à dériver, je n’ai aucune idée de ce qu’on aurait pu faire.

Alexandre Robert

Après un bref survol des différentes options qui s’offrent à eux, les quasi-naufragés décident de se séparer : Alexandre partira à pied avec un des hommes vers le campement, tandis que les autres attendront.

Sur le terrain hostile et escarpé de l’île Padopling, le tandem entame sa marche vers le campement. Le chemin est rude, trop rude. Après une quinzaine de minutes, l’homme qui l’accompagne lui donne une tape sur l’épaule, lui remet son revolver et rebrousse chemin sans rien dire. Pourquoi un revolver ? Parce que des ours polaires rôdent dans le coin.

Une heure de plus ou l’eau glacée ?

Alexandre poursuit seul sa route, d’une vallée à l’autre, et se retrouve au sommet d’une falaise d’une trentaine de mètres. De là, il aperçoit une rivière, et, tout au bout, près du lac, le campement.

Il est à la croisée des chemins : d’un côté, il peut contourner la rivière, ce qui allongerait son parcours d’environ une heure, de l’autre, il peut tenter de la traverser. Mais trois minutes dans cette eau et c’est l’hypothermie. « À ce moment, ma décision pouvait avoir des conséquences très graves dans un sens comme dans l’autre. »

Pour faire plus vite, Alexandre s’arrête sur la deuxième option. Il estimait la profondeur de la rivière à « entre 30 et 60 cm ». Il met ses bottes de pluie, puis un pied dans l’eau. Et un autre.

Lentement, l’eau monte. Au point de pénétrer dans ses bottes à la hauteur de ses hanches. « C’est comme si j’avais des milliers de petites aiguilles enfoncées dans les pieds. »

Soudainement, son pied glisse sur une roche : il tombe, l’eau glaciale lui grimpe au cou et lui coupe le souffle instantanément. Il réussit à maintenir la tête hors de l’eau, et, d’une main, tient le revolver dans les airs.

Il réussit à se relever, puis termine la traversée, frigorifié. Il retire et essore ses vêtements pour éviter l’hypothermie. Et, détrempé, il repart à la course.

Après une épopée de deux heures et demie dans l’île, Alexandre arrive à destination, sain et sauf. Le bateau échoué finira par rejoindre le campement, à l’aide d’un deuxième bateau parti à sa rescousse. En chemin, ils verront un ours polaire, mangeront des pâtes et regarderont les étoiles. 

« Ma job, à la base, si tout se passe bien, c’est plate. »

Il va sans dire, Alexandre ne s’est pas ennuyé sur la terre de Baffin.