Les nouvelles technologies et le manque de relève contribuent à la disparition graduelle de certains métiers autrefois essentiels. Chaque semaine pendant l’été, La Presse rencontre des gens qui exercent encore de « vieilles » professions.

Elle a longtemps cru qu’elle ne savait pas quoi faire de ses 10 doigts. Sur le tard et pratiquement par hasard, ses mains sont pourtant devenues essentielles à la réussite de son gagne-pain, un métier qui, contre toute attente, existe encore. Delphine Platten découpe, coud, colle, étampe… Elle fabrique des livres et des boîtes haut de gamme. Elle est… relieuse.

Des rubans de coton sont bien tendus sur le cousoir de bois. Les folios de papier à frange regroupés en cahiers et prépercés sont prêts à être cousus au fil de lin. Minutieusement, Delphine aligne le tout et se met à la tâche.

« Le chas de l’aiguille ne doit pas être plus gros que l’aiguille elle-même, sinon, ça agrandit les trous dans le papier », précise la relieuse, indiquant au passage qu’il arrive que le fil se rompe. « Les gens ne savent pas à quel point le fil doit être tendu pour qu’un livre soit bien relié. »

Dans son atelier de Rosemont, l’artiste réalise principalement des projets sur commande. Le livre d’or de futurs mariés, des messages de départ à la retraite soigneusement rassemblés dans une reliure en cuir, un portfolio réunissant les plus belles œuvres d’un artiste, un exemplaire avec reliure haut de gamme d’un roman favori ou encore un livre aux pages vierges pour y coller photos, œuvres d’art, poèmes… Des objets précieux pour lesquels les clients déboursent généralement quelques centaines de dollars.

« Ma clientèle, c’est des gens qui ont un gros budget et qui veulent quelque chose de très personnalisé », explique Delphine. 

C’est un marché de niche, et je dirais que la seule concurrence est entre relieurs. Mais, encore là, comme c’est un métier d’art, on a chacun notre style.

Delphine Platten, relieuse

De philosophe à relieuse

Étudiante en philosophie, responsable des communications pour une boîte de jeux vidéo : rien ne destinait Delphine Platten à une vie d’artiste. Elle avait 27 ans quand, en cherchant à occuper son arrêt de travail durant sa grossesse, elle a vu l’affiche de la relieuse Odette Drapeau, qui offrait des ateliers de restauration de livres.

« J’ai toujours été fascinée par la restauration d’œuvres d’art, et j’ai toujours été fascinée et passionnée par les livres aussi, se souvient-elle. Mais je n’avais pas pensé à en faire un métier. Je n’étais pas manuelle. Mais, en fait, c’est un métier que j’aime surtout pour la technique et la matière. »

Le métier de relieur n’est ni le plus prospère ni le plus connu. Mais « l’amour de la technique » et « la précision du geste », c’est ce que recherche Delphine en confectionnant chacune de ses pièces.

« C’est certain que les gens ne réparent plus leurs livres. Alors, oui, la fin du métier de relieuse approche. Si, insiste-t-elle, si on ne s’adapte pas. Et, dans mon cas, ne pas m’adapter ne fait pas partie de mon modèle d’affaires », répond l’artiste-entrepreneure déterminée.

Je pense que le vent nous est favorable. Il y a vraiment un retour du goût pour le fait local, le fait à la main. Il y a un intérêt pour l’artisanat avec un grand A.

Delphine Platten, relieuse

À 42 ans, Delphine Platten observe qu’elle est l’une des plus jeunes de son métier au Québec. La relève est quasi absente, et elle rapporte que c’est l’une des préoccupations des relieurs. Certes, la restauration de livres connaît un déclin de popularité, le remplacement du papier par le numérique n’étant pas étranger à cette réalité.

« Je ne suis pas sûre que la technologie est une menace, honnêtement. Ça nous force à nous redéfinir, ça nous fait progresser. Je persiste à croire qu’il y a de la place pour tout le monde », estime-t-elle, avant de sortir de sa bibliothèque un projet sur lequel elle travaille avec un photographe : une boîte-souvenir sur mesure pour conserver une clé USB et quelques photos imprimées d’un moment que son client voudrait immortel.

L’artiste voit en cet heureux mariage du passé, du présent et de l’avenir la raison d’être de ce métier qu’elle persiste à vouloir pratiquer et faire évoluer depuis maintenant 15 ans.

La profession en trois questions

Depuis quand ?

Delphine Platten a commencé la reliure en 2004. En 2013, l’une de ses reliures a été achetée par Bibliothèque et Archives nationales du Québec pour rejoindre la collection patrimoniale – « J’ai vu cela comme ma consécration en tant qu’artiste ». Depuis cinq ans, elle donne des cours dans un centre de loisirs d’Hochelaga. Elle a ouvert son atelier il y a un an et demi, où elle offre aussi au public des workshops, soit des ateliers d’apprentissage de quelques heures.

Comment a-t-elle commencé ?

Le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur n’offre pas de formation pour devenir relieur d’art au Québec. Ainsi, Delphine Platten a travaillé comme apprentie auprès de la relieuse Odette Drapeau, qui a été sa « professeure, maître d’apprentissage, mentor ». Parallèlement, elle a obtenu un diplôme d’études collégiales en conservation d’œuvres d’art. Elle fait de la formation continue depuis, à raison d’au moins une par année.

Si c’était à refaire ?

« C’est marrant, parce que la vie d’artisan, ce n’est pas facile. Des fois, on se décourage. Mais, en même temps, je ne me vois pas faire autre chose. Et c’est pour ça que j’ai eu l’idée folle d’ouvrir un atelier de reliure en 2017 ! »