Les nouvelles technologies et le manque de relève contribuent à la disparition graduelle de certains métiers autrefois essentiels. Chaque semaine durant l’été, La Presse rencontre des gens qui exercent encore de vieilles professions.

Quelqu’un cogne à la porte du modeste bungalow du boulevard Notre-Dame-des-Champs, à Repentigny. C’est France qui ouvre. Elle a l’habitude d’accueillir les clients. Depuis 1982. Le tailleur, c’est Michel — bien qu’il ait transmis à sa femme les rudiments du métier qu’il a appris à 18 ans et qu’ils partagent maintenant. Elle revient dans la chambre qui sert d’atelier.

« C’est M. Fortier. Il a trois paires de shorts à faire raccourcir », dit France Landreville à son mari.

« Ben oui ! Il est tout petit », répond en riant Michel Papineau, avant de saluer son fidèle client.

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France Landreville et Michel Papineau, qui sont mariés, possèdent leur propre atelier depuis plus de 30 ans.

Cet échange évoque parfaitement la dynamique qui habite l’atelier de couture Papineau depuis plus de 30 ans. Ici, on connaît les clients par leur nom. On connaît leur histoire. Leur famille. Leur taille et leur tour de taille.

« On est rendus aux enfants et même aux petits-enfants de nos premiers clients », dit non sans fierté M. Papineau. Devant lui, l’un de ses gros matous se déplace agilement entre les bobines de fil, le panier d’aiguilles et l’immense paire de ciseaux presque aussi lourde que le fer à vapeur datant d’une autre époque, mais repassant les pantalons à la perfection.

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Certains instruments utilisés par Michel Papineau datent d’une autre époque, tel ce fer à vapeur, qui repasse encore les pantalons à la perfection.

« C’est moins l’fun de travailler avec les tissus d’aujourd’hui qu’avec la laine. J’avais déjà dit que, le jour où il n’y aurait que du polyester, j’arrêterais de travailler », lance-t-il. Il vante la qualité des tissus d’antan et les distributeurs, peu nombreux, chez qui il s’approvisionne encore.

Docteur Tailleur

Depuis les débuts de la petite entreprise, les quatre machines à coudre n’ont pas eu le temps d’accumuler la poussière, encore moins aux changements de saison, alors qu’elles roulent à plein régime. À 70 ans — même s’il en paraît facilement 10 de moins —, le tailleur-couturier aimerait bien commencer à lever le pied. L’arthrite commence aussi à gagner ses doigts précieux. Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, il a le même souci qu’un médecin de famille au bord de la retraite.

 « Les gens ne veulent pas qu’on ferme. Ils nous disent : “Mais qu’est-ce qu’on va faire ?” » — Michel Papineau, à propos d’une retraite éventuelle.

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L’arthrite commence à gagner les doigts précieux de Michel Papineau, mais il a le même souci qu’un médecin de famille au bord de la retraite : « Les gens ne veulent pas qu’on ferme. Ils nous disent : “Mais qu’est-ce qu’on va faire ?” »

En matière de retouches et de réparations, la compétition commerciale est négligeable. « Il y en a trois ou quatre à Repentigny, et personne ne manque d’ouvrage », glisse Mme Landreville. Les clients ? « Ça, ça ne lâche pas ! »

« J’ai remarqué depuis quelques années que les gens jettent moins et font réparer. Aussi, ils vont dans les friperies. On fait beaucoup de réparations, de remplacement de fermeture éclair », observe l’homme d’expérience, qui a développé plusieurs techniques au fil des ans qui lui font gagner du temps sans altérer la qualité de son travail.

Les couturiers en son genre ne courent pas les rues. Les tailleurs de sur-mesure encore moins. « La Chine nous rentre dedans », avoue M. Papineau.

« C’est beaucoup de travail, un habit sur mesure. Ça prend au moins 30 heures, précise sa femme. Michel fait ça à l’ancienne, tout à la main. Mais 20 ans plus tard, ton habit est encore beau, par contre. »

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Michel Papineau montre un veston qu’il s’est confectionné l’an dernier pour le mariage d’un neveu.

Michel enfile fièrement un veston qu’il s’est confectionné l’an dernier pour le mariage d’un neveu. Il montre les coutures, les deux boutons à l’avant et la broderie sous la poche : Michel Papineau. « Regardez comme il tombe bien. » Voilà 20 ans qu’il ne s’était pas confectionné un veston. Cordonnier mal chaussé, dit l’adage…

Bords de pantalon à 8 $

Le loyer peu élevé de la maison qu’ils habitent, qui leur sert aussi d’atelier, leur permet de garder des prix abordables. À partir de 150 $ pour un pantalon fait sur mesure, 750 $ pour un habit, 8 $ pour des bords de pantalon…

« Les bords de pantalon, c’est ça qui nous fait manger ! », dit M. Papineau, en se donnant deux petites tapes sur le ventre. « Ce n’est pas si pire », constate-t-il, en riant de bon cœur.

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Les chats de Michel Papineau et France Landreville se promènent allègrement dans l’atelier.

À notre départ, M. Papineau retournera à sa besogne. À côté de la machine à rebords, des pantalons doivent être raccourcis. Fabriqués au Bangladesh, marqués de l’étiquette Amazon Essentials, les pantalons achetés en ligne passeront malgré tout sous l’aiguille d’une bonne vieille machine Benz achetée usagée il y a 30 ans. Et gageons que la couture la plus durable sera celle du rebord, faite par un tailleur de quartier.

Une relève qui a besoin d’être formée

Près de 40 % des couturières et couturiers au Québec ont 55 ans ou plus. Chaque année, une soixantaine d’élèves obtiennent un diplôme d’études professionnelles en mode et confection de vêtements sur mesure, avec un taux de placement de 76 %. Les finissants ne constituent pas une relève instantanée ; selon un rapport de Conseil emploi métropole publié en 2017 (Diagnostic des besoins en main-d’œuvre et adéquation formation-compétences-emploi, secteur de la mode), « les entreprises considèrent que le compagnonnage est la forme d’enseignement la plus appropriée. Cette formule risque toutefois de connaître des limites, avec le vieillissement de la main-d’œuvre qualifiée (par exemple, pour le sur-mesure) ».

La profession en trois questions

Depuis quand ?

Michel Papineau, cadet d’une famille de 19 enfants, rêvait de vivre de la musique, sa passion. Ses parents lui ont conseillé de choisir un métier, pour la stabilité. Celui de tailleur de sur-mesure lui semblait plutôt proche des arts. Il s’est inscrit à l’École des métiers commerciaux, rue Sainte-Catherine, à Montréal, en 1966. Il coud depuis 51 ans.

Comment a-t-il commencé ?

En finissant sa formation, il a travaillé cinq jours dans une manufacture : 60 machines à coudre qui fonctionnent en même temps, « non merci ». Un habit qu’il portait, fabriqué de ses mains et remarqué par l’employeur de La Chemiserie — propriété de Dominique Michel, à Montréal —, lui vaut son deuxième emploi, qu’il occupera durant six ans. Il travaillera sept autres années à la Mercerie Bertrand, à Repentigny, avant d’ouvrir son commerce, en 1982, avec l’une de ses nièces. Cette dernière choisissant d’autres horizons, la femme de Michel Papineau prend le relais, et ils font équipe depuis plus de 30 ans.

Si c’était à refaire ?

« Je suis chanceux parce que j’ai toujours pu continuer la musique, reconnaît le batteur de L’anti-zizanie. Et France m’a toujours laissé faire. On s’entend bien tous les deux, et c’est aussi l’un des secrets. Ça, et le fait qu’on aime notre travail autant que les gens qu’on rencontre. »