À 14 ans, alors que son père meurt et que sa mère mène un combat pour sa vie, Nathalie Lacaille s’accroche à sa flûte traversière comme à une bouée. Chaque jour, elle répète durant des heures et progresse à pas de géant. Trois ans plus tard, lors d’un examen de troisième cycle au Conservatoire de musique de Montréal, elle connaît ce que la psychologie décrit comme le « flow » : un rare état de grâce durant lequel elle est magnifiquement connectée à son instrument. L’enfant prodige obtient la note la plus élevée de sa cohorte. Puis quelque chose en elle se brise.

« Je n’étais plus capable de mobiliser l’énergie pour jouer. Je suis tombée dans un dialogue interne d’insatisfaction chronique où rien n’était assez bon, assez parfait », dit Nathalie Lacaille à propos de la dépression qu’elle a vécue à cette époque. Encore malade, elle reprend tout de même son instrument au bout d’un an. S’ajoute une anxiété de performance qui croît au point de prendre le dessus sur son amour de la musique. À 30 ans, malgré les prix remportés et un talent indiscutable, elle craque et arrête tout.

PHOTO FOURNIE PAR NATHALIE LACAILLE

Nathalie Lacaille, ex-musicienne maintenant psychologue

Maintenant psychologue, Nathalie Lacaille s’est intéressée aux aspects psychologiques qui entrent en jeu dans la performance de haut niveau dans le cadre de son doctorat. Dans le burnout, comme dans n’importe quel problème psychologique, dit-elle, c’est souvent l’accumulation de facteurs de risque ou de stress qui fait en sorte que la capacité d’adaptation de l’individu n’est plus assez grande pour maintenir le niveau d’activité ou de motivation. Dans le cas des artistes, ces facteurs de vulnérabilité sont nombreux.

L’artiste multitâche

Cette semaine, l’Association des artistes-entrepreneurs (AARTEN) a tenu une première conférence organisée autour du thème de la santé mentale des artistes, un événement que son directeur, Yves Agouri, estime nécessaire et souhaite reconduire malgré la présence timide de quelque 50 participants à ce rendez-vous. Le mot « burnout » est encore tabou dans le milieu, constate-t-il. « Individuellement, au cours des rencontres, c’est très souvent évoqué, mais est-ce qu’on en parle publiquement, de manière ouverte ? Pas du tout. »

Il est maintenant avéré que les travailleurs autonomes sont plus susceptibles de vivre un épuisement, affirme Bruno Collard, directeur clinique de Revivre, organisme de soutien aux victimes de dépression, d’anxiété ou de troubles bipolaires. Dans cette catégorie, les artistes sont, selon lui, les plus vulnérables. « C’est une carrière semée d’embûches, sans aucune garantie que ça va fonctionner. Souvent, par passion, la personne sera amenée à se dépenser sans compter. »

L’artiste, qu’il soit comédien, peintre, musicien, humoriste ou danseur, ne fait pas que créer ou produire. De nos jours, celui qui essaie de vivre de son art a tout un travail d’entrepreneur à faire au chapitre du marketing, des communications et de la gestion.

Plusieurs artistes s’épuisent à jongler avec leurs multiples chapeaux dans un milieu à la fois précaire et compétitif. Pour arriver à joindre les deux bouts, nombre d’entre eux multiplient les emplois. Et y perdent des plumes.

Lors d’un sondage réalisé cette année par l’AARTEN auprès de 150 artistes, la moitié des répondants, ou plus, ont déclaré souffrir de dépression (48 %), d’isolement (56 %) ou d’anxiété (66 %) au quotidien.

Créer dans l’urgence

« Moi, ma réalité, c’est que c’est très difficile de survivre avec ce revenu. J’ai toujours dû faire deux ou trois choses en parallèle, témoigne Meryem Saci, chanteuse du groupe hip-hop Nomadic Massive et longtemps courtière en immobilier. Tu te réveilles à 3 h et tu es full inspirée, mais tu dois dormir parce que tu te lèves à 7 h pour aller travailler, et tu dois aussi garder ta voix parce que tu as un show le soir… »

PHOTO FOURNIE PAR MERYEM SACI

Meryem Saci, chanteuse du groupe hip-hop Nomadic Massive 
et longtemps courtière en immobilier

L’équilibre entre la nécessité de subvenir à ses besoins et une pulsion créative qui ne vient pas nécessairement sur commande est difficile à trouver, dit-elle. Meryem a fini par faire une « overdose » de tout, qui s’est traduite par différents troubles : insomnie, problèmes digestifs, autosabotage et journées à tourner en rond, paralysée à l’idée de devoir créer en étant acculée au mur.

Le processus créatif, convient-elle, est épuisant. Mais ce qui l’est davantage, c’est le fait de ne pas pouvoir le canaliser. « La création, c’est ce qui me donne la vie. Mais tu ne veux pas travailler en vain. C’est partager qui fait la différence. » Le prix de cet échange est la menace constante à l’ego.

Les deux passions

Difficile de faire ce métier à moitié si on veut arriver à percer. Par nature, les artistes sont souvent des êtres passionnés. Le mythe qui veut que l’artiste vive et respire pour son art est tenace dans le milieu. Celui selon lequel il doit souffrir pour créer aussi. Dans ces conditions, pourquoi lever le drapeau rouge sur son épuisement ou sa dépression ?

« On dit souvent qu’une peine d’amour est l’inspiration de plusieurs albums pour un musicien. Il peut être difficile pour l’artiste de reconnaître que ça ne fait pas partie d’une démarche créative saine, indique Yves Agouri. Quand une personne a réussi à créer dans ces conditions, ça valide que l’état dépressif est un élément bénéfique. »

La passion était perçue de façon négative par les philosophes grecs. Pour les romantiques, la vie ne valait pas la peine d’être vécue sans elle. Les uns et les autres n’avaient pas tort, veut la théorie du chercheur en psychologie de l’UQAM Robert J. Vallerand, qui, avec The Psychology of Passion, s’est vu décerner le prix William James de l’American Psychological Association, pour le livre de l’année, en 2017.

PHOTO FOURNIE PAR ROBERT J. VALLERAND

Robert J. Vallerand, chercheur en psychologie de l’UQAM

Il existe deux types de passions : l’une obsessive, l’autre harmonieuse. Les deux peuvent mener à la performance. Mais alors que l’une conduit à la souffrance, l’autre mène au bien-être psychologique, indique le professeur de psychologie sociale, qui a mené plusieurs recherches auprès d’artistes et d’athlètes. « La façon dont l’activité passionnante a été intériorisée dépend de la personnalité et des conditions dans lesquelles on a commencé à faire l’activité. De sorte qu’on peut appuyer sur un bouton pour déclencher l’une ou l’autre de ces passions. »

Protéger l’art et ses artisans

Le milieu artistique attire-t-il des personnalités plus obsessives ? Chose certaine, croit Nathalie Lacaille, il attire des gens sensibles qui sont plus perméables aux émotions et aux stimuli extérieurs. Ce qui fait la force de l’artiste fait sa vulnérabilité dans un milieu exigeant. « Moi, je n’ai pas été capable, dit-elle. Au bout du compte, il arrive que ce soit les moins sensibles qui finissent par gagner les auditions, parce qu’ils sont moins perméables à la compétition. Mais ce ne sont pas nécessairement ceux qui feront monter les larmes aux yeux avec leur prestation. »

Robert J. Vallerand insiste sur l’importance de créer un environnement positif autour de l’artiste, notamment dans l’enseignement. On ne crée pas grâce à la souffrance, mais bien malgré elle, dit-il. Le soutien à l’autonomie, l’écoute et l’empathie ont plus de chances de conduire à de hauts niveaux de créativité. « L’environnement a préséance sur la personnalité. La recherche est claire : on forme de cette façon des gens résilients. » Sur ce plan, le milieu artistique a un examen de conscience à faire, estime le chercheur.

Les gens qui ont une longue carrière  – les Bob Dylan, Paul McCartney, Tony Bennett, par exemple –, rappelle Robert J. Vallerand, ont souvent d’autres passions qui leur permettent de se ressourcer. Ce n’est pas la passion qui est nocive, précise-t-il, mais bien l’obsession que contribue à générer l’environnement. « C’est en ayant plusieurs passions harmonieuses qu’on devient passionné pour la vie. »