Cette semaine, le réseau CBC a diffusé le court métrage Wiisgaapte, inspiré d’une légende autochtone. Il s’agit de la première œuvre de fiction d’Alexandre Trudeau. Parcours en quatre temps de cet intellectuel engagé : du monde des idées à l’univers de la création.

Voir du pays 

Dès son jeune âge, Alexandre Trudeau est initié à différentes cultures par son père. Pierre Elliott Trudeau est alors premier ministre du Canada. « Je fais des voyages d’État avec lui, car il emmenait toujours un des enfants, dit-il. À 6 ans, je vais en Arabie saoudite, au Yémen, en Égypte et en Europe. » Ce voyage le marque profondément. Voir des pays alimente sa curiosité. Il en garde un goût pour l’histoire et la géographie. Et le désir d’apprendre. Son éveil intellectuel survient vers 14 ans. Son père, retiré de la politique, lui ouvre sa bibliothèque de la résidence montréalaise. Parmi ses premiers livres : Crime et châtiment, de Fiodor Dostoïevski, et La condition humaine, d’André Malraux. « Je m’intéresse à la littérature classique, dit-il. On y trouve une part intrigante, profonde et sombre de la nature humaine. » Adolescent, il étudie au collège Brébeuf.

Incarner la littérature

À 19 ans, il part en autostop dans l’Ouest canadien et sur la côte américaine. « J’ai le goût d’une vie d’aventure », se rappelle Alexandre Trudeau. Il amorce également une série de lectures touchant le Moyen Âge (La chanson de Roland), la Renaissance (Rabelais) et le classicisme français (Racine, Corneille et Molière). Il s’inscrit à la Sorbonne, à Paris, en littérature. Avant le début des cours, il décide de partir pour l’Afrique. « Je ne suis pas satisfait, dit-il. Je veux vieillir vite. Je veux aller au bout de moi. Au bout des gens. Comme dans Voyage au bout de la nuit (Louis-Ferdinand Céline). Comme dans Heart of Darkness (Joseph Conrad). » Il fait du stop au Maroc et en Algérie. Il poursuit son voyage dans le Sahara, au début de la rébellion des Touaregs. Il attrape la malaria. Et il fête ses 19 ans en Côte d’Ivoire. « Je suis alors à la recherche d’une expérience transformatrice, dit-il. Je ne peux pas l’avoir ici, dans notre société confortable. »

Confronter des idées

À son retour, Alexandre Trudeau veut profiter de la présence de son père, qui a plus de 70 ans. « Je sais que le temps nous est compté, dit-il. Je ne suis plus un enfant. J’ai fait mes propres choix. Et je veux apprendre de lui : d’homme à homme. » C’est l’époque où ils échangent beaucoup d’idées. Ils font aussi des voyages, en auto, aux États-Unis. « Ce sont de belles années », se souvient-il. Il s’inscrit alors à McGill, tout près de la maison familiale. Il obtiendra son diplôme en philosophie. « C’est dans ma nature de douter et de tout remettre en question, dit-il. Cette vision me conduit vers l’idéalisme allemand et la métaphysique. » Il se penche notamment sur la pensée de Friedrich Hegel. Et il s’intéresse aussi à la philosophie postmoderne de Michel Foucault, de Jacques Derrida et, surtout, de Gilles Deleuze. Le jeune homme s’inspire également de l’Afrique et des autochtones. « Il faut aller au-delà de la vision monolithique de l’histoire où l’Occident se considère comme le maître du monde et de la pensée, dit-il. Et qui utilise la violence pour imposer sa vision aux autres. »

Réaliser des films

À l’université, il étudie avec le philosophe Charles Taylor. Mais, à l’époque, il y a un autre Charles Taylor, celui-là est président du Liberia. Dans les années 90, ce pays d’Afrique de l’Ouest vit une guerre civile. « Je regarde ce terrible conflit et je me dis que c’est par le cinéma que la lutte des idées va se propager », dit-il. Avec des amis de McGill, il se tourne vers le documentaire. Du coup, il fonde Juju Films et part tourner Liberia : La guerre secrète. Il réalisera plusieurs films dans d’autres points chauds de la planète. « Jusqu’en 2012, mon angle est très géopolitique, pacifique et humaniste, dit-il. Je m’élève contre l’injustice ici et ailleurs. » Marié et père de trois enfants, il s’éloignera des zones de guerre. En 2016, il publie le livre Un barbare en Chine nouvelle sur ses expériences dans l’empire du Milieu. Côté cinéma, il vient de réaliser sa première fiction. Et il souhaite se consacrer aux longs métrages. Il planche sur des scénarios depuis des années. Ces films pourraient se tourner à l’étranger ou au pays. « J’ai une passion pour le vieux Canada, dit-il. Gâtés par la vie moderne, on est ignorants de ce que nous étions. Ce pays des premiers colons et des autochtones avait une robustesse et une profondeur cachées. Ce qui m’intéresse, ce sont les exigences de cette vie. Et ce que ça disait sur les individus. »

Filmographie d’Alexandre Trudeau

1998 – Liberia : La guerre secrète 2000 – Belgrade : Un an plus tard 2003 – Au cœur de la guerre en Irak 2005 – Maudite Terre Sainte (Israël, Palestine) 2007 – Prisonniers de la liberté (Canada) 2008 – Refuge (la crise au Darfour) 2012 – Le Nouveau Grand Jeu (16 pays ; géopolitique au Proche-Orient) 2019 – Wiisgaapte (court métrage de fiction)