« Bravo pour le chemin parcouru », « Merci de dire les vraies choses », « T’es une personne si inspirante », « T’es belle », « J’admire », « Ça m’encourage de te lire », « Inspirant x 1000 »… Émojis de pouces en l’air, biceps en flexion et cœurs en prime. Êtes-vous abonné aux défis des autres ?

Dans les médias sociaux, il ne se passe pas un jour sans qu’un entrepreneur, une athlète, un artiste, une mère fasse une longue publication sur les difficultés du passé ou du présent. Dans certains médias américains, on parle du phénomène en le baptisant « struggle porn ». L’expression « hustle porn » est également utilisée lorsqu’il s’agit de gens qui se photographient au bureau tard le soir, se glorifiant de travailler pendant des heures interminables.

Et — sortons un peu du monde des médias sociaux — que dire des émissions comme La voix, où, au moment des présentations, on insiste souvent sur les difficultés et combats des candidats et des candidates ?

Nous avons parlé à une sociologue, à un créateur polyvalent et à un spécialiste du marketing numérique pour tenter de mieux comprendre le phénomène.

Pourquoi les gens exposent-ils leurs défis ?

Chiara Piazzesi, professeure au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal

PHOTO FOURNIE PAR CHIARA PIAZZESI

« Pour moi, il y a deux phénomènes ici, soit le récit du succès et des difficultés surmontées, puis celui des difficultés présentes. Les deux sont une forme de contre-tendance au monde parfait que l’on présente dans les réseaux sociaux. Des corps parfaits, des assiettes parfaites, des enfants parfaits, des vacances parfaites. La perfection, sur Instagram surtout, c’est très dérangeant. Il y a aussi des aspects sombres dans la vie, de la maladie mentale, de la pauvreté, de la fatigue. La vie n’est pas une couverture de magazine et on le montre de plus en plus. »

« En matière de marketing, les vedettes ont aussi tendance à se rendre plus humaines, pour se rapprocher des gens qui les suivent. Sans interrompre le récit du succès, ces gens dévoilent un parcours difficile, imparfait. C’est une autre manière de susciter l’admiration et l’empathie des autres. »

« Le récit du succès a toujours existé. Il y a eu plusieurs modes. Dans les années 80, c’était la mode du self-made-man et de la self-made-woman. Comme dans le film Working Girl. On montrait comment il était possible de partir de rien et de monter au top. La chanson We Are the Champions de Queen est un autre exemple de récit du succès.

« En ce qui concerne le récit des défis présents, je dirais que ça crée des microcommunautés solidaires de gens qui vivent des expériences semblables. Ça, c’est le côté plus positif et rassurant des réseaux sociaux. »

Marilou a décliné notre demande d’entrevue sur le sujet, mais on voit bien que certaines de ses publications touchent plusieurs abonnées, avec des commentaires comme « Ma source d’inspiration depuis 6 ans » et « J’ai aussi ma petite business depuis maintenant 2 ans et ces paroles (écrits !) font du bien à lire », par exemple.

Pourquoi autant de « likes »?

Justin Kingsley, auteur, conférencier, réalisateur, stratège du milieu des communications, etc.

PHOTO RICHARD SIBBALD, FOURNIE PAR JUSTIN KINGSLEY

« La vie est dure ! Même pour moi, un homme blanc né dans le pays le plus libre au monde, dans les meilleures conditions qui soient. Alors s’il y a des gens qui lisent ou qui regardent quelqu’un comme Gary Vaynerchuk [entrepreneur en série qui incarne la « struggle porn » et la culture du burn-out aux États-Unis] et qui se sentent mieux après, pourquoi pas ? C’est sûr qu’il y a des charlatans plein les réseaux sociaux, mais si leurs followers tirent de bonnes leçons de ce qu’ils publient, je ne vois pas de problème. »

« C’est important d’apprendre de ses erreurs, mais aussi des erreurs des autres. »

« J’ai donné deux conférences sur l’échec, à Fail Camp et à Fuckup Nights. Quand on parle de ses défis, de son anxiété, de ses erreurs, c’est comme si, tout d’un coup, on en prenait pleinement possession. On s’assume. On est alors plus en contrôle de son récit personnel. Aujourd’hui, les gens ont soif de cette franchise, de cette authenticité.

« Je ne suis pas un fan des Gary Vee et compagnie, mais je suis encore moins fan des gens qui chialent tout le temps au sujet des publications des autres dans les médias sociaux. T’aimes pas ce qu’Untel ou Unetelle a posté ? Enlève-le de ton fil ! C’est aussi simple que ça. Et c’est ce que je fais, moi. Je les éteins ! »

Est-ce une bonne approche ?

Eric Noël, professeur de marketing numérique à HEC

PHOTO FOURNIE PAR ERIC NOËL

« La gratification, c’est le résultat le plus immédiat de ce phénomène qu’on peut appeler la “struggle porn”. C’est extrêmement gratifiant d’avoir un haut taux d’engagement de la part de ses followers, dans les médias sociaux. Et ça devient une drogue, puis un piège. Je ne dis rien de nouveau ici. Ça fait 10 ans que j’enseigne le marketing numérique et ça fait 10 ans que c’est comme ça. Les gens cherchent constamment la rétroaction de ceux et celles qui cultivent leur culte. Et de là, ces récits qui se multiplient. »

« Je suis de ceux qui trouvent que l’approche “je partage les défis de la vie d’entrepreneur” n’a pas d’affaire en… affaires. Ça n’apporte pas grand-chose de bon à une entreprise. »

« Ceux qui réussissent le mieux travaillent fort, oui, mais généralement, ils restent dans l’ombre. Ils ne se pavanent pas sur les réseaux sociaux pour dire à quel point ils en bavent. Ils ont un bon plan d’affaires et le mettent à exécution.

« Les seules personnes pour qui ça fonctionne vraiment bien, alimenter ce grand culte de la personnalité, ce sont les influenceurs et ceux qui bâtissent leur entreprise autour de leur personne, comme Jay Du Temple, par exemple. Oui, il y a des entrepreneurs vedettes, comme Richard Branson et Elon Musk. Mais ils sont quand même assez rares et à la tête d’entreprises exceptionnelles. On peut miser sur sa personnalité publique, mais si la base n’est pas solide et se met à s’effriter, aucun récit au monde ne réussira à sauver les meubles. »