Le restaurant «buffet à volonté» est l'endroit de tous les excès. Pour un seul prix, les clients peuvent remplir leur assiette à ras bord. Et retourner la remplir, quitte à en laisser une partie qui se retrouvera à la poubelle en fin de soirée. Un restaurant japonais de New York a décidé de s'attaquer à ce gênant gaspillage : les serveurs ajoutent maintenant 3 % à l'addition des clients qui ne finissent pas leur assiette.

«C'est une mesure qui fait réfléchir», note Jonathan Bloom, qui anime Wastedfood, un site d'information américain dédié au gaspillage alimentaire.

Il n'y a pas qu'à New York que les restaurateurs sont sensibles au gaspillage. Chez Odaki, boulevard Saint-Laurent à Montréal, les clients ne peuvent pas retourner chercher des sushis s'ils en ont laissé dans leur assiette la première fois. Et il y aura aussi un extra à l'addition de ceux qui abandonnent l'assiette à moitié pleine.

Environ la moitié des aliments produits se retrouvent à la poubelle, selon une étude américaine de 2005, l'une des rares études ayant chiffré le gaspillage. Un groupe suédois a confirmé ces chiffres cette année. Le gouvernement américain avait aussi évalué le gaspillage des aliments... en 1997! Depuis, rien. Ni aux États-Unis ni ici.

Agriculture Canada confirme n'avoir aucune donnée sur le gaspillage alimentaire. Peu d'intérêt pour la chose, note Jonathan Bloom qui croit qu'on aime mieux ne pas trop évaluer ce gaspillage dont nous sommes tous responsables en partie, surtout dans un contexte de crise alimentaire et de crise économique.

Ironiquement, peut-être qu'en ces temps difficiles, les consommateurs se questionneront davantage sur leurs habitudes alimentaires. «Comme la hausse du prix de l'essence a fait réfléchir les propriétaires de voiture à l'été, rappelle Jonathan Bloom. Il a fallu que le prix batte des records pour que certaines personnes réalisent qu'elles n'avaient pas besoin de prendre leur voiture pour aller chez le voisin.»

Le prix des aliments, si bas, n'a certainement pas aidé à les valoriser. À l'été, le premier ministre britannique, Gordon Brown, a fait une montée de lait contre le gaspillage, condamnant même ces promotions «deux pour un» dans les épiceries qui encouragent les consommateurs impulsifs à acheter trop de produits qui risquent de se retrouver à la poubelle.

«Les bas prix ne rendent service à personne. À part au consommateur. Et encore», estime Sophie Perreault, directrice de l'Association québécoise de la distribution de fruits et légumes. Selon elle, la valeur monétaire des aliments, toujours basse en Occident malgré la hausse des prix, nous a fait perdre de vue le travail qu'il faut pour produire des fruits et des légumes. À preuve, on traite différemment les aliments de luxe, qu'on hésitera à jeter. «Quand vous avez un petit sac de canneberges séchées, note-t-elle, vous les mangez jusqu'à la dernière, n'est-ce pas?»

«On se vante souvent d'avoir le panier d'épicerie le moins cher, dit Pascal Thériault, professeur d'agroéconomie à l'Université McGill. C'est vrai. Mais cela a fait qu'on n'attache plus assez de valeur aux aliments.»

La diététiste Hélène Laurendeau abonde. Elle se rappelle un repas à Florence où au moment du dessert, son voisin de table avait reçu une belle poire. Il l'avait mangée avec appétit et respect, dit-elle, en la découpant minutieusement. Tranche par tranche.

«Ça serait impensable de voir ça ici, estime Hélène Laurendeau. On vit dans une société de surabondance et de surconsommation qui a fait qu'on tient les aliments pour acquis. Comme citadin, on n'est plus conscient de la façon dont les aliments sont produits. Il faut revaloriser les aliments et respecter ceux qui les produisent.»

Quand les gens ont un potager, dit-elle, ils sont très fiers de leur récolte. La tomate difforme est à l'honneur sur la table.

Pourquoi serait-ce différent au marché, avec les aliments qu'on a achetés, fruits du travail d'un autre?

La peur d'en manquer

 

«Notre plus grand problème est que nous somme habitués aux "méga portions", dit Hélène Laurendeau. C'est devenu la norme. Lorsqu'on reçoit, on a toujours peur d'en manquer. Quand est-ce qu'on manque de nourriture quand on reçoit?» Dans les banquets et les événements d'entreprise, on veut en mettre plein la vue, exposer l'opulence. «Personne ne veut avoir l'air cheap ou même manquer de nourriture, donc on commande toujours un extra», explique Jean-François Archambault, fondateur de la Tablée des chefs, un organisme de récupération alimentaire.

«Quand il y a de grands banquets, environ 40% de la nourriture préparée est jetée», dit-il. Et on ne compte pas dans cette étonnante statistique les restes des clients. Aucune nourriture servie aux clients n'est récupérée, pour des raisons évidentes.

La Tablée des chefs a bâti un solide réseau de contacts depuis sa création, il y a six ans. Le groupe sert d'agent de liaison entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. Il travaille avec les 17 banques alimentaires du Québec.

La semaine dernière, un événement d'entreprise a été annulé à la dernière minute dans un hôtel de Laval, laissant 500 sandwichs orphelins. Si le responsable des cuisines n'avait pas téléphoné à Jean-François Archambault, ils seraient allés à la poubelle.

Le groupe s'est aussi associé avec le Centre Bell et récupère les repas préparés pour les loges qui n'ont pas été utilisées. Une goutte d'eau? Lors de la dernière partie du Canadien, 225 grands plats d'aluminium contenant six portions ont été récupérés. Des pièces de viande, préparées pour la clientèle privilégiée des loges, se sont retrouvées dans des familles qui en avaient besoin.

Et comment les grandes et petites tables réagissent-elles lorsque la Tablée leur propose de recycler leurs restes? «C'est beaucoup mieux reçu maintenant, dans le contexte environnementaliste», dit Jean-François Archambault. Le mouvement vert nous a donné un bon coup de main. Jeter est mal vu maintenant. On recycle, on récupère, on composte. Ça joue en notre faveur.»

Mais, selon lui, le problème de la faim au Québec est un faux problème. «On ne devrait pas manquer de nourriture, dit Jean-François Archambault. Il y en a assez, mais il y a un problème de distribution et un problème de connaissances. Faire la cuisine, ça ne coûte pas cher et c'est facile. Mais les gens ne savent pas comment. On a enlevé les cours d'économie familiale dans les écoles et personne n'est là pour prendre la main d'un adolescent et lui apprendre à cuisiner.»

Ce qui mène à un triste constat: la moitié des aliments redistribués est aussi jetée parce que les gens qui la reçoivent ne savent pas quoi faire avec. La Tablée des chefs a donc élargi son mandat. Le groupe offre maintenant des ateliers de cuisine à des jeunes venant de milieux défavorisés. «Moins tu cuisines, plus c'est compliqué de gérer les stocks et les restes», confirme la nutritionniste Hélène Laurendeau.

Cinq conseils pour réduire les pertes

Selon la nutritionniste Hélène Laurendeau, on peut facilement réduire le gaspillage alimentaire à la maison. Voici quelques conseils à vous mettre sous la dent. 

1. Gérez les stocks du congélateur, quitte à coller un petit mémo sur la porte qui rappelle ce qu'il y a à l'intérieur. Après quelques semaines, facile d'oublier le pâté chinois qui ferait pourtant si bien l'affaire pour le souper.

2. Faites régulièrement l'inventaire du garde-manger. S'il y a des conserves qui y sont depuis un petit bout de temps, vaut mieux les sortir et les laisser sur le comptoir en se donnant le mandat de les cuisiner dans la semaine. Concoctez les plats à partir de ce qu'il reste dans le frigo.

3. Évitez les petits cadeaux gourmands extravagants, comme la confiture de figues aux six épices, qui ne sont pas destinés à tout le monde. Ils risquent de passer l'année dans le garde-manger et finir, au mieux à la guignolée l'année suivante, au pire, à la poubelle.

4. Il vaut mieux servir une petite portion de volaille et récupérer celle qui reste et la congeler ou la transformer pour un autre plat. Les restes dans les assiettes finissent à la poubelle, ceux du plat de service peuvent être recyclés.

5. Transmettez les connaissances alimentaires aux jeunes, pas seulement sur la façon de cuisiner, mais aussi sur la façon dont les aliments sont produits.