Le lieutenant-général à la retraite Roméo Dallaire affirme que l'armée canadienne lui a ordonné de prendre la méfloquine, même si le médicament anti-malaria controversé affectait sa capacité à réfléchir, alors qu'il dirigeait la mission de paix de l'ONU pendant le génocide rwandais, en 1994. Il conseille vivement aujourd'hui à l'institution de s'en «débarrasser».

Les propos de M. Dallaire surviennent alors que l'armée canadienne est critiquée par des scientifiques et des vétérans parce qu'elle continue à offrir la méfloquine à ses soldats déployés à l'étranger. Devant les preuves scientifiques montrant que ce médicament peut causer de graves dommages au cerveau, l'armée a entamé une révision de son utilisation, dont les conclusions sont attendues ce mois-ci. Les forces canadiennes continuent cependant de le considérer comme une option «de première ligne» entre-temps.

M. Dallaire a fait cette déclaration cette semaine à Ottawa, devant le Comité permanent des anciens combattants, qui se penche à la Chambre des communes sur la prévention du suicide chez les vétérans.

«J'ai alors reçu une réponse - l'une des plus rapides que j'ai jamais reçues. Elle m'ordonnait essentiellement de continuer [la médication], et que sinon, je comparaîtrais en cour martiale pour m'être infligé moi-même des blessures», a continué M. Dallaire.

L'armée canadienne continue d'affirmer que les effets secondaires de la méfloquine ne surviennent que chez une personne sur 11 000, malgré plusieurs avis scientifiques montrant qu'ils sont beaucoup plus fréquents. La psychiatre américaine Elspeth Ritchie, par exemple, a dit à La Presse estimer qu'entre 25 et 50% des patients développent des effets secondaires psychiatriques liés à la méfloquine.

M. Dallaire juge lui aussi que les statistiques de l'armée canadienne ne «tiennent pas la route».

«Et même si c'était le cas, qu'est-ce qui se passe si c'est le commandant qui est affecté, ce qui était mon cas à l'époque?», a demandé M. Dallaire, affirmant que l'une des tâches de son adjoint était de surveiller les effets que la méfloquine provoquait chez lui pendant la mission au Rwanda.

Quand méfloquine et armée ne font pas bon ménage

Plusieurs experts, dont le médecin américain Remington Nevin, affirment que la méfloquine est particulièrement problématique en contexte militaire. C'est que plusieurs des effets secondaires (paranoïa, insomnie, cauchemars) peuvent facilement être confondus avec les effets d'un déploiement en zone dangereuse. La culture militaire décourage aussi le fait de rapporter ces symptômes. Or, Santé Canada et la Food and Drug Administration américaine incitent maintenant à interrompre immédiatement la médication en cas d'effets neurologiques psychiatriques, car ceux-ci peuvent conduire à des dommages permanents au cerveau.

L'autre problème de la méfloquine en contexte militaire est que les effets les plus aigus (agressivité, hallucinations) peuvent avoir des conséquences funestes chez des gens armés et déployés en zones de combat. Les experts avertissent aussi qu'il est très difficile de discerner les dommages provoqués par la méfloquine des symptômes du stress post-traumatique, dont souffre Roméo Dallaire depuis son retour du Rwanda.

Invoquant toutes ces raisons, les forces spéciales américaines ont banni la méfloquine dès 2013. Elle est aussi considérée comme un médicament de «dernier recours» dans le reste de l'armée américaine. L'armée allemande a aussi banni le médicament en décembre dernier, et un comité a recommandé qu'il soit utilisé seulement en dernier recours au sein des forces britanniques.

«Pensez seulement à notre capacité à réagir aux différents scénarios très complexes auxquels nous avons à faire face. Vous pouvez vous retrouver dans des situations où vous avez quelques nanosecondes pour décider si vous allez tuer ou non un enfant afin de sauver d'autres personnes», a illustré Roméo Dallaire devant le Comité permanent des anciens combattants.

«La méfloquine relève d'une vieille façon de penser. Elle affecte notre capacité d'opérer», a résumé l'ancien lieutenant-général, affirmant qu'il existe de «meilleurs» médicaments contre la malaria. «Je dis : débarrassez-vous-en et utilisez les nouveaux médicaments», a-t-il ajouté à l'intention de l'armée canadienne.

Plusieurs vétérans demandent aux forces canadiennes d'ouvrir une enquête sur le rôle que la méfloquine aurait pu jouer lors de la mission de l'armée canadienne en Somalie, en 1992 et 1993. Cette mission avait été marquée par plusieurs dérapages. La mort de Shidane Arone, un adolescent somalien torturé puis tué par des soldats canadiens, avait notamment choqué l'opinion publique. Cette demande, pour l'instant, est restée lettre morte.

Même si elle est offerte aux soldats canadiens, la méfloquine est, dans les faits, de moins en moins utilisée. L'an dernier, elle comptait pour seulement 5% des ordonnances de médicaments contre la malaria au sein de l'armée.