«L'homme est une espèce unique parmi les êtres vivants qui passait la moitié de sa vie à construire son cerveau» à l'époque des premiers Homo sapiens, explique le neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux dans un entretien avec l'AFP.

«À l'époque où l'homme est apparu, il passait dix à quinze ans à faire son cerveau», puis «il vivait dix à quinze années de plus avec ce bagage cérébral», souligne le scientifique, professeur honoraire au Collège de France.

C'est «une idée centrale» pour comprendre la relation entre les constituants de base de notre cerveau et ses fonctions supérieures, comme la conscience, insiste ce spécialiste qui a apporté dès 1970 une contribution essentielle à la connaissance du mécanisme de transmission de l'influx nerveux.

Maintenant, l'homme continue de passer «quinze ans de sa vie à construire un cerveau qui va être fonctionnel beaucoup plus longtemps».

Les 100 milliards de neurones du cerveau humain sont reliés par de multiples connexions, les synapses. Il y a autour d'un million de milliards de synapses dans un seul cerveau, avec quelque 10 000 connexions en moyenne pour chaque neurone d'adulte.

De la molécule chimique responsable de la communication entre cellules nerveuses à l'architecture globale accessible par l'imagerie cérébrale, plusieurs niveaux d'organisation se superposent.

La période des «imprégnations fondamentales» est celle de la formation-élimination des synapses, leur «épigénèse», selon le terme choisi par l'auteur de «L'Homme neuronal», livre-clé publié en 1983.

«On ne s'imagine pas que chaque minute de la vie du bébé plus de deux millions de synapses se mettent en place», écrit-il près de vingt ans plus tard dans «L'homme de vérité». La naissance survient au milieu d'une «phase rapide» de création de connexions. Elles se multiplient par vagues successives, certaines sont sélectionnées et stabilisées, alors que d'autres sont supprimées lors de processus d'élagage.

Interaction avec le monde extérieur

«Cette épigénèse dure dix à quinze ans. Pendant cette période ce qui compte c'est l'interaction avec le monde extérieur et surtout la vie dans le groupe social qui se trouve intégrée dans la connectivité cérébrale», précise le neurobiologiste à l'AFP.

Dès les premiers jours de sa vie et même avant sa naissance, le cerveau du bébé «peut recevoir des empreintes du monde extérieur». Le foetus est déjà influencé par la voix de sa mère et peut même percevoir la musique. «Ces empreintes épigénétiques se développent de manière considérable après la naissance», relève le professeur Changeux.

Elles sont «très liées au milieu culturel dans lequel se développe l'enfant: la relation avec la mère, avec la famille, le langage parlé, la manière dont il est pris en charge», ajoute-t-il.

À 60 ans, dans ses choix, l'homme est encore «influencé par l'éducation, l'enseignement, l'expérience» reçus quand son cerveau s'est constitué. D'où, selon le neurobiologiste âgé de 75 ans, le risque de «dysharmonies» entre ce qui a été acquis durant l'enfance et l'adolescence, et «ce qu'on est à 60 ans».

Le cerveau de l'adulte conserve la possibilité de se réorganiser, mais «cette plasticité a des limites».

Autre aspect souligné par M. Changeux: il y a une grande variabilité dans le développement du cerveau, d'un individu à l'autre -y compris chez les vrais jumeaux dont les cerveaux ne sont pas identiques- et sur le plan des fonctions cérébrales elles-mêmes.

Il évoque ainsi le cas du dyslexique: «c'est un enfant qui va avoir des difficultés à apprendre à lire, à écrire, à utiliser l'orthographe, mais qui, pour des fonctions proprement cognitives, peut être tout à fait au dessus de la moyenne.»