Un géologue de l'Université d'Ottawa a trouvé à l'île d'Anticosti la preuve que le manque d'oxygène dans les mers il y a 445 millions d'années avait entraîné la grande extinction de la fin de l'ordovicien, quand 85 % des espèces vivantes sont mortes. Il a utilisé une technique novatrice d'analyse des traces d'uranium dans le roc.

UNE HYPOTHÈSE ÉCARTÉE

Deux hypothèses s'affrontaient pour expliquer la grande extinction de la fin de l'ordovicien, avant le silurien, voilà 445 millions d'années : le manque d'oxygène dans les océans et une grande glaciation qui a vu la majeure partie des continents recouverte par la glace. « On a vu que la chute de la quantité d'oxygène avait commencé avant la glaciation et s'était poursuivie après, alors il semble y avoir un stress environnemental lié à l'extinction pendant une longue période de temps », explique André Desrochers, géologue à l'Université d'Ottawa, qui travaille à Anticosti depuis 30 ans et est l'auteur principal de l'étude publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). « La baisse d'oxygène a eu lieu avant le maximum glaciaire. »

MESURER DES ATOMES

La technologie utilisée par le géologue d'Ottawa est née voilà 10 ans. « On mesure des atomes d'uranium, dit M. Desrochers. Ce sont des quantités excessivement faibles, très difficiles à analyser en laboratoire. Nous avons calculé le rapport entre deux isotopes d'uranium [atomes d'uranium différant par le nombre de neutrons contenus dans le noyau], et avec ça, on voit un changement majeur qui ne peut s'expliquer que par une baisse de l'oxygène dissous dans les océans. On ne connaît pas la quantité d'oxygène dans l'atmosphère. »

EXPLOSION DE LA BIODIVERSITÉ

L'ordovicien, période géologique qui s'étend de 485 à 445 millions d'années avant notre ère, a connu une explosion sans précédent de la biodiversité. « C'était surtout dans la mer. Il y avait beaucoup, beaucoup d'invertébrés, dit M. Desrochers. Sur la terre ferme, il y avait peu de végétation et elle était très clairsemée. La vie a commencé à se diversifier sur notre planète il y a 540 millions d'années. »

LE CO2 CAPTURÉ PAR L'ÉROSION

La glaciation de la fin de l'ordovicien est survenue avec la diminution de la quantité de dioxyde carbone (CO2), un gaz à effet de serre, dans l'atmosphère. « À l'époque, il y avait de 10 à 15 fois plus de CO2 dans l'atmosphère qu'aujourd'hui », dit M. Desrochers, en entrevue alors qu'il se rend donner une formation aux guides du parc national de Mingan. « C'est probablement à cause de la formation des grandes chaînes de montagnes. L'érosion chimique des roches capture beaucoup de CO2. » L'étendue de la glaciation était probablement comparable à celle d'il y a 20 000 ans. « Il y avait un immense continent, le Gondwana, au pôle Sud. C'est là qu'avait lieu la glaciation. Ça correspond notamment à des terres qui se trouvent aujourd'hui au Maroc. J'y ai aussi travaillé et on voit une corrélation très nette entre la quantité de dépôts glaciaires et le niveau de la mer tel que mesuré à Anticosti. »

L'IMPACT DES CHANGEMENTS CLIMATIQUES

Selon les calculs de M. Desrochers, à la fin de l'ordovicien, 15 % des fonds océaniques étaient « anoxiques », c'est-à-dire qu'il n'y avait pas d'oxygène dans l'eau. « Maintenant, moins de 1 % des fonds océaniques sont anoxiques. Mais on sait qu'avec les changements climatiques, depuis 50 ans, les océans perdent leur oxygène. La quantité d'oxygène a baissé de 2 %. C'est en partie à cause de l'acidification et en partie à cause du réchauffement des eaux. »

96 % Proportion des espèces disparues lors de l'extinction de la fin du permien, voilà 251 millions d'années

76 % Proportion des espèces disparues lors de l'extinction de la fin du crétacé, voilà 66 millions d'années

75 % Proportion des espèces actuelles qui pourraient disparaître dans les prochains siècles à cause des changements climatiques

« UN SITE UNIQUE AU MONDE »

André Desrochers espère que sa découverte accélérera la désignation d'Anticosti comme site du patrimoine mondial de l'humanité par l'UNESCO. « Sur le plan géologique, Anticosti est assez intacte, contrairement à ce qui se passe sur le plan écologique, à cause de l'exploitation forestière. Alors on a de bonnes chances d'être choisi par l'UNESCO. On a un site unique au monde, parce qu'Anticosti était au fond d'une mer à l'équateur et pas trop profond, de sorte qu'il y avait beaucoup de sédimentation. Dans d'autres sites, le taux de sédimentation se faisait de 10 à 100 fois moins vite, si bien qu'on doit analyser la frontière entre l'ordovicien et le silurien sur seulement quelques mètres. Mais il faut prévoir la protection et la valorisation géologique quand même. » La perspective d'une exploitation pétrolière pose-t-elle problème ? « Je ne pense pas, les forages ont plutôt été dans le centre-sud de l'île. La frontière ordovicien-silurien se trouve plutôt à l'ouest, sur les falaises côtières. Et je pense qu'il est difficile de revenir en arrière au sujet de l'interdiction de l'exploitation pétrolière. Les sociétés ont été compensées assez largement. »

Photo fournie par l’Université d’Ottawa

Anticosti