Dans le champ droit : des géologues qui croient que le Grand Canyon est « jeune », qu'il s'est formé voilà six millions d'années. Dans le champ gauche : d'autres géologues, qui croient qu'il est « vieux » et qu'il existe depuis 70 millions d'années. Leur dispute s'intensifie depuis une demi-douzaine d'années. Nos explications.

Quel âge a le Grand Canyon ? Moins que prévu, selon une nouvelle étude : deux de ses cinq segments ont été creusés il y a seulement cinq à six millions d'années.

Ces résultats de l'Université du Nouveau-Mexique (UNM) contredisent d'autres études d'une équipe rivale de l'Institut de technologie de Californie (Caltech), qui croit plutôt que le Grand Canyon est apparu voilà 70 millions d'années -qu'il est « vieux ». Certes, la nouvelle étude admet qu'au moins un des cinq segments du Grand Canyon s'est formé il y a 70 millions d'années. Mais comme le Grand Canyon n'a commencé à exister qu'au moment où tous ses segments étaient reliés, les géologues du Nouveau-Mexique affirment qu'il est « jeune ».

« Je crois que notre étude clôt le débat », affirme l'auteur principal de l'étude publiée dans la revue Nature Geoscience, Karl Karlstrom de l'UNM.

Il s'agit d'un voeu pieux. L'équipe de Caltech, qui a publié en 2012 dans la revue Science une étude concluant, au contraire, que le Grand Canyon a au moins 25 millions d'années, et peut-être même 70 millions d'années, a tiré à boulets rouges sur ses concurrents.

« Je ne comprends pas comment ils ont publié ça », tonne en entrevue Brian Wernicke, de Caltech, le héraut de l'hypothèse du « Grand Canyon vieux ». « Leurs résultats détonnent par rapport à tous les autres. »

Dissension aux extrémités

La nouvelle étude de M. Karlstrom de l'UNM est en fait en accord avec l'équipe de Caltech pour trois segments du Grand Canyon. Ce sont les deux segments les plus jeunes, aux extrémités du Grand Canyon, qui posent problème. Les méthodes des équipes rivales sont généralement semblables, mais les géologues de l'UNM ont utilisé pour leur nouvelle étude trois types d'analyse par « thermochronologie » (voir l'encadré à la suite du texte) plutôt que deux pour Caltech dans son étude de 2012, qui concluait que le Grand Canyon était « vieux ».

M. Karlstrom de l'UNM, le partisan du « Grand Canyon jeune », défend son travail bec et ongles. En entrevue, il attaque même un reportage du site de nouvelles Livescience plutôt négatif sur son étude, notant que l'auteure est une ancienne étudiante de M. Wernicke de Caltech, le partisan du « Grand Canyon vieux ». « Je reconnais que l'âge récent de six millions d'années ne repose que sur trois de notre trentaine d'échantillons, dit M. Karlstrom. Mais nous sommes convaincus de la validité de l'analyse. Alors il nous faut trouver une explication géologique qui tienne compte de tous les échantillons. Wernicke préfère écarter ceux qui détonnent. »

Le problème, selon M. Karlstrom de l'UNM (le partisan de l'hypothèse du « Grand Canyon jeune »), c'est que la région était alors très active sur les plans sismique et volcanique. « On ne sait pas trop où coulaient les fleuves, dans quelle direction, dans quels lacs ils se déversaient. »

Le fleuve Colorado qui coule dans le fond du Grand Canyon, par exemple, ne peut avoir eu son cours actuel avant la formation définitive du Grand Canyon, avec tous ses segments.

 

D'autres experts se prononcent

La Presse a demandé leur avis à quatre autres experts de thermochronologie : Isabelle Coutand de l'Université Dalhousie en Nouvelle-Écosse, Jocelyn Barbarand de l'Université Paris-Sud, Paul Green de la firme australienne Geotrack (le père de la technologie) et Richard Ketcham de l'Université du Texas.

M. Barbarand note que, dans le segment occidental, seulement un des cinq échantillons de la nouvelle étude de l'UNM (partisane du « Grand Canyon jeune ») a une datation de six millions d'années, les autres étant plus proches des résultats plus anciens de Caltech. « C'est un peu gonflé », dit M. Barbarand. Dans le segment oriental, deux des quatre échantillons de la nouvelle étude de l'UNM sont « jeunes » et deux autres semblables aux résultats de l'équipe de Caltech, qui est partisane de l'hypothèse du « Grand Canyon vieux ».

Mme Coutand de Dalhousie, qui dirige le seul laboratoire de thermochronologie au Canada, est tout aussi critique. L'article de 2012 de l'équipe de Caltech, partisane de l'hypothèse du « Grand Canyon vieux », est plus rigoureux même s'il utilise un moins grand nombre de techniques, explique Mme Coutand, qui ajoute que l'équipe de l'UNM, partisane du « Grand Canyon jeune », fait des erreurs mais a analysé ses données dans un laboratoire réputé.

Richard Ketcham de l'Université du Texas, qui a conçu certains des logiciels d'analyse de thermochronologie utilisés par les deux équipes, reste quant à lui prudent. « Sur ce débat, il faudra plusieurs années avant que la tension baisse d'un cran », dit M. Ketcham. Paul Green de la firme australienne Geotrack, le père de la technologie, renchérit : « Il y a encore beaucoup d'incertitude sur les comparaisons qu'on peut faire entre les différents types de thermochronologie », dit M. Green.

Ranney Wayne, un géologue de l'Arizona qui a publié plusieurs livres sur le Grand Canyon et y organise des randonnées, note que les deux camps semblent converger. 

Jusqu'à la fin des années 2000, il y a une demi-douzaine d'années, les géologues s'entendaient presque à l'unanimité pour considérer que le Grand Canyon était « jeune », avec une formation il y a moins d'une dizaine de millions d'années. 

Puis, l'équipe de Wernicke à Caltech a commencé à publier des études avec la nouvelle technologie de thermochronologie qui montraient que le Grand Canyon était en réalité « vieux », avec une formation voilà 25 millions, voire même 70 millions d'années. Aujourd'hui, selon M. Wayne, le quart des spécialistes du Grand Canyon ont été convaincus par l'équipe de Caltech et son hypothèse du « Grand Canyon vieux ». La nouvelle étude de Karl Karlstrom de l'UNM constitue une riposte du camp du « Grand Canyon jeune ».

« À mon avis, à mesure que la nouvelle technologie de thermochronologie va être mieux connue, les résultats vont converger », dit M. Wayne.

La thermochronologie

Apparue à la fin des années 90, la thermochronologie a révolutionné la géologie depuis un peu plus d'une décennie. Il s'agit d'examiner un cristal appelé une apatite, qui contient un peu d'uranium. Quand elle se désintègre, l'uranium produit de l'hélium. À des températures supérieures à 50℃, par exemple quand elle est enfouie à des kilomètres sous la surface, l'apatite laisse s'échapper l'hélium. Quand l'érosion des sols ou des tremblements de terre amène l'apatite à la surface, elle se refroidit et emprisonne l'hélium. En analysant la quantité d'hélium, ainsi que les fissures provoquées par la pression du gaz à l'intérieur du cristal, les géologues peuvent estimer le moment où l'apatite est apparue à la surface. La thermochronologie est aussi utilisée en prospection pétrolière et minière.