Professeure d'économie à Science Po à Paris, diplômée de Harvard, où elle a fait son doctorat sur l'économie et l'information, Julia Cagé a publié au Seuil en 2015 un ouvrage intitulé Sauver les médias et, en 2017 chez INA, le titre L'information à tout prix, en collaboration avec Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud.

Nous lui avons posé quelques questions sur sa vision de la situation actuelle des médias d'information, dont les revenus publicitaires tombent et dont la sécurité des revenus d'abonnement est remise en question par la gratuité de certains concurrents sur l'internet.

Question: Quelle est la vraie source de la crise du modèle financier des médias ? Est-ce uniquement la faute de l'internet, de Facebook, de Google, etc. ? Est-ce un problème qui remonte à beaucoup plus loin ?

Réponse: C'est un peu un problème qui remonte à beaucoup plus loin, mais qui a été aggravé avec Facebook, Google, etc. La crise du modèle financier des médias est multiple. D'une part, il y a l'effondrement des recettes publicitaires. Comme je le montre dans Sauver les médias, cette baisse a commencé en fait dès les années 60 avec la concurrence de la télévision. Certes, elle s'est aggravée avec l'internet, mais l'internet n'a fait qu'accélérer une diminution inéluctable.

Par contre, l'internet a introduit une seconde difficulté : la gratuité des contenus en ligne et le recours croissant au copier-coller [on parle ici de tous ces médias sur l'internet qui recopient l'information provenant d'autres journalistes].

Si la gratuité est une chance en ce qui concerne la diffusion au plus grand nombre, elle interroge aussi sur la façon dont l'information peut être monétisée. Dans L'information à tout prix [Éditions de l'INA], avec Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud, nous quantifions par exemple l'importance du copier-coller. Près des deux tiers du contenu produit en ligne en 2013 par les médias d'information est du copier-coller ! Le copier-coller est un danger parce que les médias ne peuvent plus, de ce fait, monétiser l'information qu'ils produisent, ce qui a un coût.

Q: Le public doit-il se faire à l'idée que pour avoir de l'information de qualité, il faut payer ? Est-ce réaliste, viable, de demander aux lecteurs de payer ? L'accès à de l'information de qualité gratuitement est-il un droit ?

R: Les citoyens doivent se poser la question suivante : qui paie pour l'information que je consomme ? Il n'y a pas une infinité de solutions : soit le citoyen paie en s'abonnant ou en achetant son journal au kiosque, soit il paie « indirectement » à travers les revenus publicitaires, soit il paie « comme contribuable » au travers des aides à la presse et de la redevance télé... Soit il refuse de payer.

Mais dans ce cas-là, il faut qu'il s'interroge : qui paie - et qui est prêt à perdre de l'argent - pour produire cette information que je consomme gratuitement ? C'est une question centrale parce que malheureusement, ce que l'on constate de plus en plus aujourd'hui, c'est un nombre croissant de milliardaires qui s'achètent des médias et, ce faisant, de l'influence.

Ça ne veut pas dire que l'accès à de l'information de qualité n'est pas un droit. Je pense que l'information - comme l'éducation - est un bien public, ce qui veut dire que le plus grand nombre doit pouvoir y accéder. Mais il faut penser à la gouvernance : qui produit cette information ? D'une part, il y a l'audiovisuel public : c'est une manière très efficace de donner à chacun gratuitement de l'information de qualité à consommer.

Ensuite, il y a les agences de presse, par exemple, en France, l'AFP reçoit des subventions de l'État pour sa mission de service public. Et enfin - et c'est au coeur de Sauver les médias -, je pense qu'il faut proposer des modèles d'actionnariat alternatifs. C'est l'idée de la société de médias à but non lucratif.

Q: Les gouvernements ont-ils une obligation morale, démocratique, de soutenir financièrement les médias comme ils le font pour la culture ou les universités ? 

R: Oui, parce que l'information est un bien public ! Et que ce bien public est indispensable au bon fonctionnement de notre démocratie. Une démocratie, c'est une personne informée égale une voix. Malheureusement, si les électeurs ne sont pas informés, alors souvent leur vote est capturé.

Q: Que pensez-vous des médias qui demandent l'appui financier du public, de leurs lecteurs, comme le Guardian ou NPR ? Est-ce réaliste, viable, à long terme, de se financer ainsi ?

R: Je trouve ces modèles alternatifs intéressants. Que nous dit le Guardian : l'information est un bien public, donc nous voulons qu'elle soit disponible pour le plus grand nombre. Or, si nous mettons en place un mur payant, beaucoup de citoyens ne pourront pas accéder à l'information. Donc, mettons cette information gratuitement sur notre site internet à disposition de l'ensemble des citoyens.

Mais cette information a un coût, d'où l'appel à la générosité des lecteurs : si vous en avez les moyens, financez cette information. Je trouve cette stratégie extrêmement intéressante ; je pense qu'on devrait aller plus loin en rajoutant un soutien financier de la part de l'État, qui pourrait égaler les dons faits par les lecteurs à ces médias.

Q: Y a-t-il trop de médias ? Est-ce un secteur qui a besoin de restructuration ?

R: C'est une question extrêmement compliquée. Il y a effectivement beaucoup de médias, ce qui pose le problème de leur viabilité économique, car les médias sont une industrie à coût fixe, notamment les rédactions [le coût de production est le même, peu importe le nombre de lecteurs ou de téléspectateurs]. Or, plus il y a de médias, plus on démultiplie ces coûts fixes. Et en même temps, les médias ne sont pas une industrie comme les autres : nous voulons beaucoup de médias parce qu'il faut du pluralisme. Or, le pluralisme de l'information suppose une multitude de sources d'information.

En ce qui concerne la restructuration, le problème aujourd'hui pour les médias est davantage celui de la concentration d'un certain nombre de titres dans les mains d'actionnaires extérieurs au secteur des médias dont on peut interroger les motivations. Si on doit parler de restructuration, l'urgence aujourd'hui est de déconcentrer Facebook ou Google, qui agissent comme des filtres et dont on n'a pas suffisamment interrogé la gouvernance.

Q: Quels conseils donnez-vous aux médias existants qui sont en crise ?

R: Je pense qu'il faut investir massivement dans la qualité, même si elle a un coût. Sur le long terme, ce sont les médias qui produiront de l'information originale de qualité qui regagneront la confiance de leurs lecteurs. Il faut arrêter d'avoir recours massivement au copier-coller. Dans L'information à tout prix, avec Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud, nous avons montré que les lecteurs récompensent l'originalité.

Ensuite, il faut protéger l'indépendance des journalistes, ce qui passe par une meilleure gouvernance. Les journalistes doivent se battre pour leur indépendance. L'État doit les aider dans ce combat en permettant, par exemple, la création de nouvelles structures comme la société de média à but non lucratif, avec des voix pour les journalistes et pour les lecteurs, et pas seulement pour les actionnaires les mieux dotés.

Enfin, même si on a vu qu'il pouvait y avoir des modèles alternatifs comme celui du Guardian, je pense qu'il faut que les médias introduisent des murs payants. L'information est coûteuse à produire, les citoyens doivent en avoir conscience, et il faut les réinviter à payer pour cette information.

Photo ALAIN JOCARD, archives Agence France-Presse

Julia Cagé

Image fournie par la maison d'édition

Sauver les médias : capitalisme, financement participatif et démocratie, Julia Cagé, éditions Seuil, 2015, 128 pages