Après l’attaque meurtrière du Hamas, les rescapés du festival Tribe of Nova se réunissent chaque soir pour conjurer le cauchemar.

Des rires pour se reconstruire. Elle a eu le mollet transpercé, il a reçu une balle dans le tibia. Ces amis se retrouvent pour la première fois depuis le drame. Le 7 octobre, quelque 3500 raveurs étaient venus du monde entier pour participer au Festival Tribe of Nova, à 5 kilomètres de la bande de Gaza. Ils voulaient danser, célébrer la nature, l’amour, les spiritualités nouvel-âge… Plus de 270 ont été tués et des centaines d’autres blessés par le Hamas. Depuis, les ­Israéliens sont toujours sous le choc et pansent leurs plaies. Avec la joie de vivre comme réponse à la terreur.

« Ce festival, je ne voulais pas y aller. Mais les amis de ma bande, ceux avec qui je vais de festival en ­festival depuis 30 ans, ont su me convaincre. Nous sommes partis à quatre, mais moi seul ai survécu. » Ofer, la cinquantaine, quelques cheveux gris, a le regard fatigué. Célibataire et sans enfant, cet ouvrier du bâtiment, né de parents irakien et polonais, n’a pas le ­profil type du festivalier nouvel-âge. Pourtant, aujourd’hui, il est au rendez-vous, dans un nouveau rassemblement Nova, plus au nord que le 7 octobre, près de Césarée, cité bourgeoise qui s’étale dans les ruines romaines le long de la Méditerranée, hors de portée des roquettes du Hamas, au sud, et de celles du Hezbollah, au nord.

PHOTO YONATHAN WEITZMAN, PARIS MATCH

Des lumières dans la nuit. Chaque laser représente un otage du Hamas. Ils sont plus de 240. Ce soir-là, on allume aussi des lampions pour chaque victime avant un concert donné par Ishay Ribo. Le 11 novembre

D’ordinaire, c’est un site où les Israéliens se marient. Le bâtiment de bois aux immenses baies vitrées domine la mer. Chaque soir, le coucher du soleil éclabousse le paysage. C’est ici que les organisateurs du festival tragique ont reconstitué une bulle, un entre-soi réservé aux survivants et à leurs familles. « Quarante-huit heures après le massacre, on a recréé cet endroit pour que les gens soient à l’aise et qu’ils pansent leurs plaies », explique Tomer, l’un des organisateurs.

Des tapis et des coussins jonchent le sol, le ressac des vagues qui s’échouent sur le sable, à quelques mètres, atténue un peu les ruminations lugubres, les flashs qui, sans crier gare, renvoient au matin de ­l’attaque, aux images des corps inanimés, à la douleur des blessures. En fauteuil roulant ou un bras en écharpe, les rescapés se montrent leurs radiographies : ici une balle a fait voler en éclats un tibia, là elle a traversé un muscle sans créer de dégâts irrémédiables.

Ofer est assis face à la mer, une cigarette roulée entre ses mains calleuses : « J’avais besoin de revenir, quand je suis seul, je sombre… je tombe… » Son discours s’entrecoupe de silences dont il s’extirpe lentement, l’air parfois étonné d’être encore vivant. D’une voix lente, il décrit la pluie de fragments d’obus qui s’abat du ciel, résultat de la rencontre des centaines de roquettes tirées depuis Gaza par le Hamas et le Djihad ­islamique et des missiles du dôme de fer israélien, le crépitement des ­kalachnikovs qui s’approchent, les terroristes en parapente qui atterrissent, la musique qui soudain s’éteint alors que le soleil se lève sur le désert, les gens qui courent hébétés…

SERGEY PONOMAREV, THE NEW YORK TIMES

Au camping du festival Tribe of Nova, les stigmates du massacre : tente éventrée, mobilier renversé, voitures calcinées... Près du kibboutz Reim, le 23 octobre

Encerclé par les tirs, Ofer veut s’enfuir avec ses trois amis. Mais il les aperçoit repartir vers la scène : « J’ai tourné la tête et je les ai vus se faire abattre un à un. Puis je me suis réfugié dans un « wadi », un ruisseau à sec, caché dans un bosquet. Les terroristes sont arrivés. J’ai entendu le premier dire au deuxième : “Il doit y en avoir par ici, tire dans les buissons.” Les balles ont ricoché autour de moi, mais ils ne m’ont pas eu. »

Depuis le 9 octobre, des volontaires continuent de faire vivre le Nova chaque jour. Pas de musique forte, pas de danse, mais tout l’attirail nouvel-âge du bien-être : les kiosques de massage côtoient les bains à vapeur ; enfermés dans des tonneaux, les yogis regardent la mer tandis que, derrière eux, une femme en bikini plonge dans une eau glacée, non loin d’un kiosque d’homéopathie. Une odeur de marijuana flotte dans l’air, vite chassée par la brise marine. De tous, c’est sans doute le kiosque d’Eden, la fleuriste, grande et souriante, qui attire le plus de monde. « La composition florale fait parler les gens, s’étonne-t-elle presque derrière des lunettes carrées. Quand ils viennent faire un bouquet pour un ami blessé ou pour fleurir la tombe d’un proche mort dans l’attaque, je leur dis : “Pensez à eux en le composant, mettez des couleurs qu’ils aimaient, qui leur ressemblent.” Parfois, quelqu’un ­s’effondre et me demande : “On peut se prendre dans les bras ?” Ici, au lendemain du massacre, les survivants ont eu besoin de se rassembler, un peu à l’écart du bruit de la guerre, des bagarres politiques, des alertes à la bombe… Autour de vous, il n’y a que des gens qui étaient présents le 7 octobre. »

PHOTO YONATHAN WEITZMAN, PARIS MATCH

Un lâcher de ballons noirs en hommage à Matan Elmalem, alias DJ Kido, l’artiste qui s’était produit pendant le festival.

De la restauration pour les soldats à l’hôtellerie pour déplacés de guerre, une bonne partie du pays se mobilise bénévolement. La société civile montre ses muscles là où la classe politique et un Netanyahou crépusculaire semblent se tenir en retrait, comme s’ils fuyaient les critiques après le fiasco sanglant du 7 octobre. Albert, un Israélien d’origine arménienne, baisse la tête pour entrer sous la tente de Tison, un tatoueur qui propose ses services gratuitement. Il hésite devant la multitude des dessins proposés pour commémorer le 7 octobre. Il optera finalement pour un poing américain, au-­dessous duquel est inscrit « Am Israel Hai », « Le peuple ­d’Israël vivra ». D’autres créations représentent des ailes d’ange ou simplement la date du 7 octobre en caractères ­stylisés, mais, affirme Albert d’une voix ferme : « Maintenant, c’est le temps de répondre. »

PHOTO YONATHAN WEITZMAN, PARIS MATCH

L’envie d’en découdre. Albert, un saisonnier de 37 ans, s’est fait tatouer un poing américain et l’inscription « Le peuple d’Israël vivra ».

À chacun ici « son » 7 octobre. Celui ­d’Albert a débuté à 4 heures du matin. Il avait prévu d’être sur place dès l’aube : « C’était le premier festival de ma nouvelle copine, je voulais qu’on arrive en forme. » La suite est connue : les premiers coups de feu. Albert, lui, croise des Palestiniens non armés, « des civils venus pour piller » qui l’interpellent. Il fuit, se cache. « Ma vie est partie en morceaux, même avec ma copine ça ne va pas fort, nous étions ensemble depuis un mois seulement, le 7 octobre ne nous a pas aidés », sourit-il tristement.

Je viens ici dès que je peux, tout le monde est touché, on se comprend… Ceux qui nous ont fait ça n’ont ni Dieu, ni religion, ni limites… Ils se sont trompés : ils ont cru qu’ils nous empêcheraient de faire la fête, mais on continuera de danser, c’est notre vie.

Albert, festivalier

Albert analyse : « L’ambiance est différente de ces fêtes où tout le monde boit et où les filles ne se sentent pas à l’aise face à des mecs soûls qui les accostent lourdement. Le monde de la “trance” est à part. Ici, beaucoup de gens qui n’ont pas eu une vie facile cherchent la bienveillance. Que tu aies 40 ans ou que tu sois adolescent, tu te retrouves à danser sous les étoiles. Souvent nous avons dansé avec des camarades arabes, musulmans. Quand la musique est là, il n’y a plus de religion, on ne fait qu’un. Tout est harmonie. » Le 7 octobre, « avant que le chaos ne commence », Albert se souvient avoir « ressenti un profond sentiment de liberté comme je n’en avais pas connu en Israël depuis longtemps ».

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Un concert du groupe California Sunshine et un message : « Nous danserons à nouveau ».

Assise sur un tapis, entourée de ses fils et de sa fille, Mona, 69 ans, est un personnage à part. Cheveux ras, rire tonitruant, elle a une dégaine de prêtresse nouvel-âge. Autour de sa canne de matriarche s’embobine une guirlande électrique qui clignote. Elle y a aussi accroché un narguilé bricolé sur une cigarette électronique dans lequel crépite un liquide au cannabis. Dans la presse israélienne, on la surnomme « l’ancienne au bâton ». Mona a une autre particularité : elle déambule dans la foule, s’approche des uns et des autres pour leur tendre une boîte en bois ouvragé où se trouvent de petits bouts de papier, « peteks » en hébreu, sur lesquels sont inscrits des proverbes. Sur le nôtre est écrit : « C’est ce que tu as entendu, pas ce que je t’ai dit… a dit la vieille avec un bâton… » « Pour calmer les anxieux sociaux », rigole-t-elle. Plus sérieusement : « Nous sommes allés à la fête à 30, raconte-t-elle. Et nous sommes revenus à 30. C’est un miracle ! »

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Mona Hen, 69 ans, étreint un autre survivant dans le rassemblement Nova du 2 novembre.

Mona est ­devenue célèbre depuis qu’un rabbin mystico-médiatique a décrété qu’elle était la réincarnation de la prophétesse Rachel, figure tutélaire souvent invoquée en Israël dans les moments d’intense danger.

En période de guerre, certains soldats prétendent même avoir vu ce personnage biblique les prévenir d’un guet-apens, d’une mine. « Personne ne sort de la vie vivant, alors profite de chaque instant. » C’est ce message de Mona, distribué quelques minutes avant l’attaque, qui enflamme l’imaginaire collectif depuis qu’un survivant l’a brandi devant des journalistes. Se ­considère-t-elle comme religieuse ? « Beaucoup plus que certains rabbins », raille-t-elle. Elle refuse de relater encore une fois la fuite en voiture, les cadavres sur la route, les Jeeps pleines d’hommes en armes du Hamas, mais accepte d’évoquer une anecdote.

Quand elle et d’autres se cachaient dans un gros tuyau de ciment, ils ont, affirme-t-elle, vu s’approcher un juif religieux vêtu de blanc et apprêté pour Sim’hat Torah (« la joie de la Torah »), la fête juive célébrée ce jour-là. « Il semblait complètement indifférent aux sirènes et aux explosions, nous n’étions pas très loin de la tombe de Baba Salé, un ­rabbin mystique séfarade, sur laquelle les gens viennent du monde entier en pèlerinage… » Elle reprend son souffle, poursuit le récit : « Il nous regarde un peu surpris, sourit et nous lâche : « Vous êtes protégés ici, il n’y a personne autour, venez avec moi. » Puis il nous entraîne vers la tombe d’Esther, la fille de Baba Salé, où l’on s’est reposé avant de fuir. »

Mona, silencieuse, prend l’air de méditer sur ce coup du ­destin. Puis elle exhibe un bracelet turquoise : « C’est celui distribué à l’entrée du festival, je le porterai toujours. Pour moi, cette fête ne sera jamais finie… »