Un « fab four » cousu d’or. Elles ont fondé le club très fermé des vedettes de la mode et révolutionné l’industrie de l’élégance. Avant l’ère des réseaux sociaux, sur les podiums comme sous l’œil de Peter Lindbergh, Herb Ritts ou Patrick Demarchelier, ces déesses de la beauté ont mis le monde à leurs pieds. Mais elles ont aussi prouvé que le culte de la personnalité pouvait se conjuguer à celui de l’amitié. Un docusérie, à découvrir dès le 20 septembre, revient sur leur irrésistible ascension dans les années 1980. De leurs propres combats à leurs engagements dans les coulisses des spectacles les plus fous. Portraits sans fard de femmes d’affaires et de pouvoir qui, au royaume de l’éphémère, font toujours la une.
Quand il parle de ces années-là, le grand photographe de Elle Gilles Bensimon évoque des moments de grâce qui ont disparu avec le siècle. « Il y avait une telle insouciance ! Quand on partait à Saint-Barth faire des photos, je disais aux filles qu’on n’était pas là pour bosser, pas obsédés par le shooting. On n’était pas pressés. Il fallait qu’elles soient reposées, à l’aise, heureuses, pas stressées. » Il était le petit ami du « Body » : Elle Macpherson, dont il a un peu tissé la gloire. Avec les autres, Cindy Crawford, Christy Turlington, Linda Evangelista et Naomi Campbell, le Français avait la même décontraction joyeuse. Pas du genre à se lever à 4 heures du matin pour avoir la bonne lumière… « Je voulais qu’elles puissent boire leur café tranquilles, qu’elles n’aient pas les yeux qui piquent… »
D’habitude, c’était lever tôt, coucher tard. Elles n’avaient pas 20 ans et vivaient une existence de PDG. Journées de 18 heures, voyages en business aux quatre coins de la planète pour les défilés et les prises de vue, séjours dans les palaces pour quelques heures de sommeil car, le plus souvent – défilé, pages rédactionnelles, campagnes de pub –, il fallait mettre le réveil aux aurores. À la différence d’un PDG, leur capital, elles le portaient sur elles : leur plastique était leur bien le plus précieux. Elles l’entretenaient comme une inestimable mécanique. Elles aimaient sortir, rigoler, faire la fête, mais, sérieuses et disciplinées, elles n’auraient jamais annulé une séance photo. On a beaucoup parlé de l’austérité de Claudia Schiffer. Mais si ses aînées se déchaînaient au Studio 54, à l’Area ou à la Danceteria à New York, le matin, gueule de bois ou pas, elles étaient au maquillage à 7 heures. Et quand Linda scellait sa célébrité en balançant qu’elle ne se levait « pas pour moins de 10 000 dollars », elle blaguait, voyons !

PHOTO PARIS MATCH
Linda, Cindy, Naomi et Claudia entrent ensemble dans la légende, sur le podium du défilé Versace, à Milan, en décembre 1991.
On s’en souvient, en ces folles années 1980, les tarifs des supermodèles et des photographes atteignaient des niveaux stratosphériques, surtout dans la publicité.
Pléthore d’assistants, décors fous, exigences de vedettes, Avedon, Newton, Leibovitz, Testino, Toscani, Demarchelier, Weber, Von Unwerth, Sims, Meisel… Tout prenait l’allure d’une expédition extrême. La photo n’était pas numérique, donc il fallait « shooter » un maximum de vues, sentir que « ça y est, on l’a » et attendre le développement. Ensuite, les possibilités de retouche étaient restreintes et elles se faisaient au pinceau. Aujourd’hui, ces photos de mode se négocient sur le marché entre 30 000 et 1 million d’euros selon la top model et le photographe. Des trésors.
Presque 40 ans plus tard, beaucoup de ces artistes ont disparu, l’adorable Peter Lindbergh, le préféré des filles, le hiératique Richard Avedon et l’audacieux Newton… Mais les supermodèles, elles, sont toujours là. On les a vues mûrir, se professionnaliser, se hisser au niveau des plus grands noms du show-business… et du business. Et poursuivre, la cinquantaine venue, leur carrière de supermodèle. Preuve que ça n’est pas seulement leur beauté qui les a menées au firmament, c’est leur personnalité. « Elles avaient du chien », résume Jean Paul Gaultier. Déterminées, confiantes, puissantes.
Elles sont restées amies car des liens indéfectibles se sont noués entre ces post-ados qui ont grandi ensemble. Elles ont aujourd’hui des enfants qui ont dépassé l’âge de leurs propres débuts.

PHOTO VALERIO MEZZANOTTI, PARIS MATCH
Cindy Crawford sur le podium du défilé Off-White à Paris, le 28 février 2022.
Cindy Crawford, par exemple, la plus riche des quatre, pose maintenant pour les grandes marques avec sa fille, Kaia, 22 ans, 1,77 mètre ! Elle a fait de son nom une marque : cosmétiques, mobilier, placements immobiliers…
Quand son ex-époux, Richard Gere, la trouvait « trop équilibrée, trop organisée pour [lui] », se doutait-il que, 20 ans plus tard, la « petite » allait devenir 10 fois plus riche et célèbre que lui ? Avec Rande Gerber, son deuxième mari, histoire à succès dans la restauration, copain de George Clooney, c’est sûr, elle a trouvé meilleur partenaire : « Avec Rande, on a les mêmes valeurs », résume la PDG. La famille parfaite.
À l’opposé, la vie a été moins généreuse avec Linda Evangelista, la Canadienne. C’était la plus passionnée par son métier de mannequin, un caméléon aux yeux de chat qui savait se transformer en tous les styles. Il paraît que depuis qu’elle a révélé son double cancer du sein – qui lui a valu une mastectomie bilatérale – et ses accidents de cryolipolyse, la cote de ses photos sur le marché a été multipliée par quatre. Triomphe morbide. Cette beauté de fille ne méritait pas cet enfer. Appliqué sur le corps et le cou, le CoolSculpting, au lieu de l’amincir, lui a valu de gros bourrelets de graisse dure inamovibles. Si son visage semble avoir retrouvé son ovale grâce à la chirurgie correctrice, sa silhouette reste difforme. « Qui aura envie de me faire porter des vêtements ? » se désole, en larmes, celle qui s’est terrée chez elle pendant quatre ans en proie à une dépression profonde. Ensuite le cancer… Mais la courageuse Linda, mère d’un grand fils de 16 ans (avec François-Henri Pinault), a réussi à rebondir. La mode qui avait fait sa renommée a volé à son secours. Avec un providentiel esprit d’à-propos, le luxe sait montrer son grand cœur : Fendi l’a « signée » pour sa campagne de pub maroquinerie en 2022. Une excellente opération de marketing « inclusif ». Paradoxale, Linda semble plus détruite par ses bourrelets que par ses cancers.

PHOTO TAYLOR HILL, PARIS MATCH
Linda Evangelista vedette du spectacle Fendi, le 9 septembre 2022 à New York, avec, de gauche à droite, Delfina Delettrez Fendi, Silvia Venturi Fendi, Linda et Marc Jacobs.
Les cicatrices sur ma poitrine, je les porte comme des trophées. Je suis en vie ! Être défigurée, c’est pire, c’est le contraire d’un trophée. Ça m’a fait perdre ce job que j’adorais. J’ai le cœur brisé.
Linda Evangelista
Oui, quand ta vie s’est construite autour de ta plastique parfaite, plutôt mourir… Heureusement qu’elle a son fils, un cadeau, « un roc, dit-elle, un soutien de chaque instant ». Allez, Linda…
Naomi Campbell n’a pas enduré ces malheurs, pourtant, derrière son inégalable charisme, la Britannique d’ascendance jamaïcaine cache « une tristesse et une solitude ; un terrible sentiment d’abandon ». Elle n’a jamais connu son père. D’où, sans doute, un manque inextinguible. Certains l’ont compris : Azzedine Alaïa, qu’elle appelait « papa », et Flavio Briatore, 20 ans de plus, son ex-fiancé dont elle est restée proche. Il a fallu qu’elle fête ses 52 ans pour révéler ses égarements et ses dépendances. On savait qu’elle avait discrètement aidé Marc Jacobs puis John Galliano quand il a fallu les exfiltrer en « rehab ». En désintoxication. Elle-même connaissait bien le terrain. « L’alcool n’a pas soigné mes plaies », confie la sculpturale Anglaise dans un rare accès de sincérité. L’apitoiement n’est pas son genre.

PHOTO EVAN AGOSTINI, PARIS MATCH
Avec les créateurs Victor Anate et Edvin Thompson, le 5 septembre à New York, Naomi Campbell présente sa collection capsule pour la marque PrettyLittleThing.
Naomi est une guerrière. Réputée pour ses coups de colère, les téléphones envoyés à la figure de ceux qui l’énervent, ses retards phénoménaux… elle dit s’être assagie.
On demande à voir, mais sa générosité dans le milieu ne semble jamais prise en défaut. Elle avait promis à Mandela de s’engager pour l’Afrique, elle tient parole et défile pour les designers du continent. Aujourd’hui, elle est maman de deux jeunes enfants, « mes soleils », décrit-elle sans plus d’explications.
Christy Turlington est certainement la top model la plus brillante du quatuor. D’elle, Jean Paul Gaultier se souvient : « Douce, bien élévée, elle semblait relativiser les choses, avoir une autre vie plus intense ailleurs. » Très jeune, elle découvre le yoga et la méditation. Sa distinction, sa finesse, son élégance propulsent cette fille d’un pilote et d’une hôtesse de l’air salvadorienne, à 15 ans, au sommet. Elle grille les étapes, aidée par le photographe Arthur Elgort, qui l’éduque à l’objectif.
Au bout d’une vingtaine d’années, elle aurait pu continuer, mais elle « avait besoin de [s]’enrichir intellectuellement », se rappelle-t-elle. Le bonheur d’aller suivre les cours de littérature, d’architecture, de psychologie à l’université ! « Ce fut la partie la plus importante de ma vie », avoue la supermodèle, 54 ans, toujours intacte et sans Botox ni injections d’acide hyaluronique. À la mort de son père, d’un cancer du poumon, elle s’engage contre le tabac. À son premier accouchement, qui lui vaut une grave hémorragie, elle lance la fondation Every Mother Counts. Et démontre dans la discrétion ses compétences dans les affaires : Nuala, sa griffe de vêtements de sport et de yoga, se vend très bien. Elle est mère de Grace, 20 ans, et de Finn, 17 ans, et toujours avec leur père, l’acteur Edward Burns. Avec sa douceur et son regard bienveillant, c’est de loin la plus sereine et la plus impressionnante des quatre.
On se demande ce qu’attendent les producteurs français pour lancer une série sur nos tops à nous : Inès, Estelle, Farida, Khadija… Leurs vies aussi sont des romans !