Il semble y avoir une belle unanimité contre la torture. Mon propos discordant risque de choquer votre sens de la rectitude politique. Pourtant, je suis contre la peine de mort et tout ce qui ne respecte pas la vie et brime la liberté de l'homme et sa dignité. En principe et en pratique. Mais si l'exclusion sociétale de la torture est une valeur cardinale, elle n'est pas absolue.

Dans notre pays, même l'État ne peut tuer l'homme pour punir. Cependant, il reste permis à l'État de tuer en situation de guerre et au citoyen de le faire en légitime défense. Sans que cela contrevienne au code moral de notre société. La valeur du respect de la vie n'est donc pas absolue, si louable et nécessaire soit-elle. Il devrait en être de même pour la torture. Quelle hérésie!

La réalité se moque de la rectitude politique. Quelle mère n'engagerait pas le premier Jack Bauer venu pour forcer un des kidnappeurs de son enfant à lui faire avouer le lieu de détention et le délai de survie avant que la victime ne soit assassinée ou violée? Combien de pères ne céderaient pas leur place à un mercenaire et voudraient faire le job, si méprisable apparaît-il? Je ne sais si je le ferais, placé dans une telle situation. Probablement pas. Mais j'ai la conviction que ce ne devrait jamais être permis, toléré ou même envisagé socialement. L'intérêt public le commande; les règles sociétales ne peuvent souffrir exception au gré des sentiments, de la morale personnelle de chacun et des cas particuliers.

Par contre, la montée du terrorisme et les risques imminents que l'arme nucléaire tombe entre les mains de criminels, surtout depuis l'éclatement de l'URSS et la dispersion d'une quantité inimaginable d'armes, font que l'État responsable doive envisager la possibilité qu'une ville ou une région soit l'objet d'une menace mortelle imminente qui ne peut être contrée que par son identification et sa localisation sans égard aux moyens. En dernier ressort, dans ce cas, la torture ne peut être exclue d'emblée.

Incohérence, direz-vous. On ne joue pas avec les principes. Pas d'accord. Deux mises en situation radicalement et substantiellement différentes, plutôt. Ici, plus que l'intérêt public est en jeu. C'est l'intérêt supérieur de la nation, la santé et la sécurité de toute une population et, ultimement, la stabilité et l'existence même de l'État qui peuvent être en péril. L'État a alors l'obligation morale et devrait en conséquence avoir la possibilité juridique de procéder à la torture qui peut seule prévenir la catastrophe mortelle appréhendée.

Nous sommes en présence d'un cas patent de balance entre l'incontestable et totale désirabilité du bénéfice recherché (éviter la catastrophe) et l'ignominie du moyen requis pour l'atteindre.

Il me répugnerait de laisser au jugement des politiciens, encore plus des militaires, des services de sécurité nationaux ou autres CIA de prendre une telle décision. Au contraire, ce ne pourrait être que l'occasion de bavures plus graves que ce que nous avons connu.

Seule une structure de nature juridique absolument indépendante privilégiant l'efficacité et la rapidité décisionnelle (un ou trois juges spécialisés, opérant ex-parte, mais avec un contradicteur-ombudsman nommé par le Parlement) pourrait assurer, voire garantir que l'autorisation de torture soit justifiée par la gravité du risque, son imminence, sa nécessité de dernier ressort et surtout, la certitude que la personne visée détient réellement une information cruciale pour atteindre le bénéfice recherché.

Si on peut faire un compromis avec le respect du droit à la vie, on devrait pouvoir accepter un moindre mal, pour peu que le niveau d'intervention soit justifié, en regard de la nécessité moralement évaluée, dans un cadre crédible et socialement accepté, afin d'éliminer au maximum les risques que la morale personnelle du décideur intervienne.