Au cours des dernières semaines, ce qu'il convient d'appeler le cas Mugesera a pris une tournure inattendue : l'Agence des services frontaliers du Canada s'apprête à extrader M. Mugesera vers le Rwanda jeudi prochain.

Léon Mugesera est ce Rwandais arrivé au Québec en 1992, après avoir fui le Rwanda après un discours controversé qu'il a prononcé et qui a amené les autorités rwandaises de l'époque à lancer l'équivalent d'un mandat d'arrestation. En 1995, le ministre de l'Immigration et de la Citoyenneté, en vertu de la Loi sur l'immigration, engage à son encontre une procédure d'expulsion  en raison du fait que, en prononçant son discours, M. Mugesera « avait incité au meurtre, au génocide et à la haine, et commis un crime contre l'humanité ». Un arbitre conclut par la suite à la validité des faits allégués et ordonne l'expulsion de M. Mugesera.

Depuis lors,  avec l'aide de l'avocat Me Guy Bertrand, M. Mugesera entreprend une longue et harassante bataille juridique qui amènera la section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié à confirmer la décision de l'arbitre. La Cour fédérale rejettera la demande de contrôle judiciaire quant aux allégations d'incitation au meurtre, au génocide et à la haine, mais l'accueillera relativement à l'allégation de crime contre l'humanité. La Cour d'appel fédérale écartera plusieurs conclusions de la section de l'immigration, jugeant non fondées les allégations du ministre formulées contre le concerné et, de surcroît, annulera la mesure d'expulsion. En juin 2005, la Cour suprême, dans un jugement unanime, casse la décision de la Cour d'appel fédérale et conclut que l'ordonnance d'expulsion est valide et doit être rétablie.

Si, depuis l'arrêt de la Cour suprême, le gouvernement du Canada n'a pas suivi la voie des tribunaux pour expulser Léon Mugesera vers le Rwanda, il avait de bonnes raisons d'agir ainsi en s'en tenant à une ligne de prudence, pragmatisme politique oblige. On sait notamment les valeurs humanistes du Canada qui sont inscrites en lettres d'or dans la Charte canadienne des droits et libertés. Il est tout à fait plausible que le Canada ait fait le « distinguo » entre le discours officiel du gouvernement rwandais - un discours destiné aux chancelleries occidentales dont les gouvernements sont les bailleurs de fonds du régime - et la réalité sur le terrain au Rwanda. Pouvait-on, après tout, expulser M. Mugesera en sachant très bien qu'il serait torturé une fois de retour dans son pays d'origine ?

Y aurait-il eu récemment des signaux importants, en provenance du Rwanda, qui puissent expliquer ce changement de cap assez brusque de la part du Canada?

Dans son rapport publié en 2008 et intitulé « La Loi et la réalité. Les progrès de la réforme judiciaire au Rwanda », Human Rights Watch (HRW) note que « des améliorations techniques et formelles apportées aux lois et à la structure administrative n'ont pas été accompagnées de progrès en matière d'indépendance du système judiciaire et de garantie de droits à un procès équitable ». HRW rapporte des propos saisissants d'un magistrat rwandais : « Nous avons de belles lois, parmi les meilleures du monde. Mais elles ne sont pas obéies ».

Dans ce contexte, on voit mal comment M. Mugesera, un ennemi politique juré de Paul Kagame (le président rwandais), pourra bénéficier d'un procès juste et équitable au Rwanda. Faudrait-il rappeler que le Rwanda demeure, depuis le génocide rwandais de 1994, un pays sous la férule d'une dictature féroce qui ne tolère aucune dissidence politique ?

Encore récemment, les États-Unis, pourtant considérés comme un allié de poids du régime rwandais, par la voix de Susan Rice, l'ambassadeur américain à l'ONU, dénonçaient  sans détour le manque d'ouverture de l'espace politique au Rwanda. « Le Rwanda doit mettre un terme au harcèlement des opposants politiques, afin de permettre au pays d'assurer son développement », avait dit en substance Mme Rice.

Bien sûr, j'entends déjà des hurlements! Paul Kagame et ses chevau-légers fourbissent déjà leurs armes... Ils allègueront que le Rwanda a aboli a peine de mort.  Mais il faut se rappeler que, malgré la multiplication des enquêtes et des commissions nationales et internationales chargées de mettre en lumière les causes et les responsabilités dans le génocide de 1994, des pans entiers de cette guerre, engagée en octobre 1990, n'ont pas encore été abordés pour démêler les enchaînements ayant conduit à  la catastrophe. Paul Kagame a ses propres responsabilités dans le drame rwandais. Pour gommer ses propres errements, Kigali déploie un arsenal extrêmement sophistiqué de mesures volontaristes destinées à l'Occident pour montrer que la situation politique au Rwanda est apaisée.

Aurions-nous déjà oublié que la peine de mort a été abolie dans la foulée de l'annonce d'une fermeture imminente du Tribunal pénal international pour le Rwanda et que le seul intérêt de Kigali était de « cueillir » les Mugesera de ce monde et autres prisonniers de ce Tribunal ?

Aurions-nous déjà oublié le contenu du rapport « Mapping » de l'ONU, rendu public le 1er octobre  2010, qui montrait que l'armée rwandaise  de M. Kagame  avait perpétré des crimes contre l'humanité à l'encontre des réfugiés rwandais, majoritairement Hutu, en République démocratique du Congo ? Même si, pour l'instant, le terme de génocide n'a pas été employé par les Nations unies, le doute subsiste. Dès lors, peut-on s'imaginer que les autorités canadiennes, du haut de l'estime qu'elles accordent aux droits humains,  pensent sérieusement que les autorités rwandaises,  dont les mains sont maculées de sang, sont en position légitime de juger d'autres présumés génocidaires?

Mais au-delà de toutes les raisons qu'il est possible d'avancer pour comprendre les  justifications qui sous-tendent la mesure gouvernementale dans ce dossier, il serait salutaire que les autorités canadiennes offrent à Léon Mugesera la possibilité d'avoir un procès juste et équitable au Canada. Ce serait un cadeau offert aux Rwandais.