Wajdi, je t'écris en empruntant plusieurs chapeaux - ceux de juriste, femme, professeure de droit, féministe et maman. Je pense à toi depuis les dernières semaines. Ton silence m'a habitée et traversée, comme s'il était audible, qu'il parlait à travers son refus de dire. Tu m'as parlé. Tu as parlé. En lisant tes mots à Aimée ta petite chérie, j'ai pensé à mon garçon qui, lui aussi, a 3 ans et ne pense qu'à jouer. J'ai aussi pensé à mon petit dernier qui n'a qu'un an et qui sourit devant la vie. Je me suis demandé comment leur relater l'irréparable, lorsqu'ils seront grands. Tuer une femme. N'importe laquelle. Tuer celle que tu aimes plus que tout au monde. Tuer à coups de poing, à coup de détresse. Sans le vouloir. Sans vouloir cette mort qui te défigurera à jamais. Tuer parce que l'amour ne sait atteindre l'absolu qu'il symbolise, qu'il demeure toujours imparfait aux côtés de cette soif d'incommensurable. Tuer la demi-mesure qui nargue l'artiste.

Wajdi, je t'écris en empruntant plusieurs chapeaux - ceux de juriste, femme, professeure de droit, féministe et maman. Je pense à toi depuis les dernières semaines. Ton silence m'a habitée et traversée, comme s'il était audible, qu'il parlait à travers son refus de dire. Tu m'as parlé. Tu as parlé. En lisant tes mots à Aimée ta petite chérie, j'ai pensé à mon garçon qui, lui aussi, a 3 ans et ne pense qu'à jouer. J'ai aussi pensé à mon petit dernier qui n'a qu'un an et qui sourit devant la vie. Je me suis demandé comment leur relater l'irréparable, lorsqu'ils seront grands. Tuer une femme. N'importe laquelle. Tuer celle que tu aimes plus que tout au monde. Tuer à coups de poing, à coup de détresse. Sans le vouloir. Sans vouloir cette mort qui te défigurera à jamais. Tuer parce que l'amour ne sait atteindre l'absolu qu'il symbolise, qu'il demeure toujours imparfait aux côtés de cette soif d'incommensurable. Tuer la demi-mesure qui nargue l'artiste.

Je me suis demandé avec quels mots leur enseigner qu'il ne faut pas frapper, qu'il faut apprendre à pardonner, même à celui qui frappe. Peut-on regarder l'irréparable qui brûle les yeux, me demanderont-ils un jour? Peut-on voir la complexité de l'homme derrière cette seconde sanguinaire qui le trahit? Peut-on aussi, de manière simultanée, voir celle qui n'a pas choisi la mort et qui pourtant ne participera pas à la répétition? Elle aurait sans doute quelque chose à dire. Elle ne parlera plus. Comment accueillir sous un même dôme l'homme qui a tout perdu par sa tragédie et la femme qui n'est tragiquement plus? Sans doute souhaitais-tu, par l'art, nous entretenir de ce dilemme, de cette difficile et douloureuse rencontre. De cette réconciliation, préciserais-tu. La réflexion est importante, elle vaut la peine d'être entendue. Mais le choeur ne peut parler que si ses paroles sont perceptibles par l'Autre. Pouvons-nous t'entendre, maintenant? Pouvons-nous écouter le choeur? Pouvons-nous l'écouter à travers Bertrand, à travers Cantat? Tu te situes aux côtés de la justice, dis-tu, à l'extérieur du droit qui a jugé. L'homme dont tu parles et que tu aimes pour l'être multiple qu'il incarne est libre, suggères-tu, dès lors qu'il a purgé sa peine. Le droit serait donc cet autel qui punit et qui pardonne, qui retient et qui redonne la liberté.

Wajdi, je t'écris parce que j'ai mes propres doutes sur le rôle pacificateur et transformateur du droit. Je le connais de l'intérieur. Il n'a pas ce pouvoir magique. Il est, lui aussi, imparfait. Il brutalise parfois des innocents. Il donne des peines souvent injustes ou timorées. La liberté juridique est temporelle et c'est pour cela qu'elle est facile à définir. C'est la liberté philosophique, beaucoup plus noble, qui pèse et soupèse la grande marche des hommes et des femmes. Tu dis considérer Bertrand comme ton égal parce qu'il fit face à la justice. Il lui appartient aujourd'hui de pénétrer l'arène de la liberté philosophique, qui ne peut être obtenue qu'en demandant le pardon. Il s'agit peut-être de la peine la plus lourde à porter, parce qu'elle exige l'humilité d'une remise en question et le sacrifice d'une compassion réelle.

Poser la question de la morale et de la justice, c'est aussi et surtout accepter les limites du droit. Au sortir de la peine qui a été purgée, derrière les barreaux qui étouffent et asservissent, il y a la vie où tout est à construire - retrouver la confiance, dire autrement, tendre une main qui tremble encore un peu. Sans ce geste initial de pardon, l'Afrique du Sud n'aurait pu dépasser la barbarie de l'apartheid. Wajdi, je voudrais te dire, comme ça, ce que je répondrai à mes fils s'ils me demandent un jour comment réparer l'irréparable, lorsqu'il est trop tard et que la vie continue néanmoins à couler dans les interstices du petit matin. Il faut lire et relire la vie d'Albie Sachs, cet activiste et ancien juge sud-africain qui, devant l'homme ayant tenté de le tuer, «un être qui avouait sa faute et espérait le pardon», a voulu le lui accorder. C'est peut-être ce symbole qu'il faut réclamer, seule élégance possible.

Si Bertrand Cantat souhaite être philosophiquement libre, il lui faudra tendre cette main vers l'Autre. Cette rencontre difficile et douloureuse, ce n'est pas celle du théâtre ou de la chanson. Elle doit d'abord se situer ailleurs, quelque part là où l'inconfort rend à l'humanité son caractère sublime.