En août 2005, mon mari a été diagnostiqué d'une tumeur au foie. Il était porteur du virus de l'hépatite B chronique depuis longtemps. À l'époque de ce premier diagnostic, en l'an 2000, nous avions appris alors que l'évolution terminale de l'hépatite était le cancer et que le seul traitement disponible était la greffe.

En août 2005, mon mari a été diagnostiqué d'une tumeur au foie. Il était porteur du virus de l'hépatite B chronique depuis longtemps. À l'époque de ce premier diagnostic, en l'an 2000, nous avions appris alors que l'évolution terminale de l'hépatite était le cancer et que le seul traitement disponible était la greffe.

Après de nombreux examens s'étalant sur deux mois, le diagnostic est tombé: hépato carcinome, le cancer primitif du foie. Étant donné la grosseur de la tumeur, il était possible à mon mari d'être greffé. C'était sa seule chance de survie, la chimiothérapie ne fonctionnant pas sur le foie. L'hépatologue nous a informés alors sur la transplantation, le fonctionnement des listes, du registre, des priorités, de l'attente, mais aussi de la possibilité d'une greffe de donneur vivant. Le CHUM avait procédé à une première greffe de donneur vivant en décembre 2004. La chose était donc possible, il suffisait de trouver un donneur compatible.

Toux ceux qui reçoivent un diagnostic de cancer en témoigneront: les sentiments de panique et d'urgence s'installent en même temps que l'angoisse presque instantanément. Le stress émotionnel lié à cette maladie est intense. Le cancéreux se sait en mode de survie et il s'agrippe férocement en luttant pour sa vie. L'entourage supporte. Mon mari savait que si sa tumeur grossissait encore, il ne serait plus opérable. Il était un cas prioritaire pour la greffe dite «cadavérique». J'écris le mot et le coeur me lève. Être confrontée à cette réalité relevait pour moi du «freak show».

Bien entendu, la nouvelle s'est propagée dans notre entourage à la vitesse de l'éclair. Mon mari était dans l'urgence d'agir, il avait peu de temps devant lui. L'idée même de l'attente, d'une liste sur laquelle il n'avait pas de prise lui était insupportable d'autant plus que son groupe sanguin, rare, ne l'aidait pas. C'est ainsi que l'idée du donneur vivant a fait son chemin. Dans notre entourage, personne ne savait que le foie était un organe aussi magnifique. Il se régénère.  

Évidemment, le regard que mon mari s'est mis à jeter sur son entourage a changé. Nous nous sommes tous sentis interpellés. Jamais je ne me suis sentie aussi repoussée dans mes derniers retranchements. Nous avions tous un morceau qu'il convoitait, son regard était fauve. J'étais inquiète.

À mon grand étonnement, une femme de Toronto, travaillant en réseau dans la même compagnie que mon mari, a voulu se porter volontaire. Nous ne la connaissions pas vraiment. Elle avait des enfants élevés et se disait prête à redonner un peu de ce qu'elle avait reçu. J'étais totalement médusée, mon mari, lui, très, très intéressé. Tout le monde réfléchissait profondément. Nous nous sentions interpellés dans nos valeurs et nos sentiments les plus profonds. Ne sommes-nous pas éduqués à croire et à respecter le corps comme un temple sacré, inviolable? Ne sommes-nous pas davantage qu'un assemblage de pièces détachées? Jusqu'où va l'amour? Doit-on se mutiler de la sorte pour prouver nos sentiments et notre attachement? Et l'éthique dans tout ça, a-t-on le droit de prendre quelqu'un de sain et de le rendre ainsi vulnérable? Nous avons vécu beaucoup de tensions.

À Noël est venu le cadeau espéré. Le fils de mon mari s'est porté volontaire pour la greffe. Il avait 27 ans, en parfaite santé, et voulait résolument ajouter quelques années de vie à son père. Les examens faits à l'hôpital ont confirmé la compatibilité du sang et une date d'opération a été vite arrêtée. Nous vivions entre l'espoir et la peur. Les chirurgiens étaient confiants. Il y avait deux équipes, l'une pour le donneur et l'autre pour le receveur.

Que dire de cette journée si intense où le père et le fils sont à risques. Deux en même temps sur la table d'opération. Mon mari parti en premier, les chirurgiens devaient vérifier que le cancer n'avait pas progressé ailleurs. Nous avons presque été soulagés lorsqu'on est venu chercher Olivier. Il lui a donné 60% de son foie! La reconnaissance de son père sera éternelle.

La transplantation a été un succès. Quelques semaines après l'opération les deux foies s'étaient régénérés à 98%. Ils sont tous deux bien encore aujourd'hui. La gratitude envers les médecins m'a poussé à mettre sur pied un fond pour la recherche et l'enseignement en chirurgie hépatobiliaire. La recherche sur le cancer doit se poursuivre.

Que penser du don d'organes maintenant? Je lis les plaidoyers en faveur du don et ça me touche beaucoup, je sais le désespoir qui peut habiter les malades. Cependant, pour avoir vécu toute cette expérience, je sais que les campagnes de dons d'organes ne toucheront leur but que si elles ont une approche holistique de la chose.

J'ai déjà fait un petit sondage autour de moi en demandant aux gens ce qu'ils auraient fait à notre place. Les réponses ne m'ont pas surprise. Tous reconnaissent la beauté et la grandeur du geste, mais peu sont enclins à le faire. Ils ont peur, ils tiennent à leur intégrité, craignent que s'il leur arrivait malheur on les «débranche» trop rapidement, beaucoup d'émotions, sans compter les considérations morales et religieuses. On demande aux gens de sacrifier une partie d'eux-mêmes par altruisme pour des étrangers alors que toute notre société défend l'inviolabilité de la personne. On leur demande de revoir leur conception de la vie et du rapport à leur corps dans ce qui est le plus intime et de transformer cela en une vision matérialiste et mécanique. Le succès ne peut qu'être mitigé.

Et surtout, le don n'est pas neutre: il affecte les relations, surtout le don entre vivants. Cela, tous le sentent intuitivement.

Ainsi, je comprends que les gens hésitent à signer leur carte de don d'organes. La problématique est profonde. Le message actuel ressemble beaucoup à ceci: les chirurgiens ont besoin de pièces pour réparer les corps endommagés, donner vos morceaux! Ils ne sont pas rejoints, trop de choses ne sont pas dites. L'idée d'instrumentaliser le corps autant rebute. Le demandeur d'organes ne cache pas son instinct carnassier. Il est en mode de survie, on le comprend. C'est peut-être cela qui en refroidit plusieurs en fin de compte. L'idée de rétribution pour ce don ne réglera pas vraiment la pénurie selon moi, il risque aussi de donner lieu à des dérapages monstrueux. Le trafic d'organes existe déjà. Pour ceux qui acceptent le don entre vivants je suis tout à fait d'accord à ce que ce soit financièrement neutre pour eux, c'est même la moindre des choses.

Si l'altruisme semble convaincre une partie des citoyens en faveur du don, ce n'est pas vrai que c'est l'argent qui va convaincre les autres, bien au contraire. Le chirurgien qui a opéré mon mari m'a avoué un jour avec candeur que les gens leur mentaient, alors qu'eux ne voulaient que les protéger. J'ai pensé alors, sans lui dire, que les gens mentaient tant et aussi longtemps qu'ils ne se sentaient pas reçus et acceptés dans la vérité. Voilà en partie le défi à relever selon moi, entendre vraiment ce que les gens ont à dire. Une campagne de sensibilisation devrait d'abord être à l'écoute de la sensibilité des gens, car après tout, on leur demande de faire le don le plus précieux, le don de la vie.