Peut-être eut-il préféré que ce fait divers demeure ignoré. Il m'est pourtant difficile aujourd'hui de le taire. La scène se passe dans les années 80. Je descends Côte-des-Neiges à vélo vers le sud. J'arrête au feu rouge. Il fait beau.

Peut-être eut-il préféré que ce fait divers demeure ignoré. Il m'est pourtant difficile aujourd'hui de le taire. La scène se passe dans les années 80. Je descends Côte-des-Neiges à vélo vers le sud. J'arrête au feu rouge. Il fait beau.

Tout à coup, quelques mètres derrière moi, un homme se met à hurler. Je le vois sortir de son véhicule et se précipiter vers l'automobile qui le précède. De taille moyenne et plutôt maigrichon, il crie, il frappe la portière et le conducteur lui-même par la fenêtre ouverte. Il est complètement hystérique. Bref, un cas de rage au volant avant la lettre.

Étonné, je vois alors Édouard Carpentier surgir du véhicule en question. Je le reconnais bien, mais visiblement l'autre ne sait pas sur qui il est tombé. Il continue de crier en bousculant le lutteur qui demeure calme et silencieux.

Puis, l'inconnu arrache le rétroviseur et, ainsi armé, frappe l'athlète à la tête. Et le sang gicle, abondamment. Édouard Carpentier empoigne alors son agresseur par le collet. Le bras fermement tendu, il le maintient ainsi à distance en même temps qu'il tend son bras libre à l'opposé... vers sa compagne venue le rejoindre et à qui il dit: «Tiens mon bras... tiens mon bras...».

J'assiste ahuri à une scène surréaliste : Édouard Carpentier, les bras en croix, le visage ensanglanté, concentré sur lui-même, encaisse sans broncher pendant qu'un homme devenu fou l'insulte et le frappe. Pendant les secondes que dure l'incident, le champion ne porte pas un seul coup à l'homme qui l'agresse si violemment.

Dieu merci, la scène se dissout aussi rapidement qu'elle s'est composée. Des policiers apparaissent, et presque aussitôt, une ambulance.

Sans doute était-il conscient que lui, Édouard Carpentier, ne pouvait d'aucune façon être impliqué dans une bagarre avec un inconnu dans la rue, bagarre dont l'issue ne fait pas de doute. Mais tout de même, qui est capable d'un tel contrôle de soi?

Je conserve le souvenir merveilleux des instants où, avec mon père, nous attendions l'incroyable pirouette au terme de laquelle il allait terrasser son adversaire. Mais cette victoire dont j'ai été l'un des rares témoins est d'une tout autre dimension et demeure, à mes yeux, encore plus remarquable.