C'est une certaine idée de l'art de gouverner au Québec qui est mis à mal par les travaux de la commission Bastarache. Ceux d'entre nous qui, naïfs peut-être, croyaient que le Québec s'était doté, depuis la Révolution tranquille, d'une fonction publique autonome et détachée des intérêts de la politique partisane ont été ébranlés par les propos du fonctionnaire no 1 de l'État québécois.

C'est une certaine idée de l'art de gouverner au Québec qui est mis à mal par les travaux de la commission Bastarache. Ceux d'entre nous qui, naïfs peut-être, croyaient que le Québec s'était doté, depuis la Révolution tranquille, d'une fonction publique autonome et détachée des intérêts de la politique partisane ont été ébranlés par les propos du fonctionnaire no 1 de l'État québécois.

Dans son témoignage à la commission le 8 septembre, le secrétaire général du Conseil exécutif, Gérard Bibeau, a donné l'impression qu'avoir des contacts réguliers avec un collecteur de fonds du Parti libéral était une chose normale pour quelqu'un dans sa position. Que celui qui est le chef de la fonction publique ne semble pas voir le conflit d'intérêts potentiel que cette «liaison dangereuse» peut créer pour la neutralité de l'institution dont il est pourtant le gardien, en dit long sur la perte du sens de l'État chez une partie de nos élites au Québec.

Pour les gouvernants, le «sens de l'État» consiste, à tout le moins, à ne pas confondre ses intérêts personnels avec l'intérêt général et à préserver l'intégrité des institutions dont la collectivité nous a confié la direction pour un temps donné.

Bien que ce phénomène ait pu commencer avant lui, le gouvernement Charest contribue fortement à cette perte du sens de l'État. L'État et ses institutions, comme les tribunaux, la magistrature et les commissions d'enquête, sont présentement utilisés à des fins personnelles comme des armes de combat partisan dans le règlement de compte qui oppose Jean Charest à Marc Bellemare. Plutôt que d'être placées au-dessus des conflits partisans, nos institutions en sont devenues une partie intrinsèque.

Que Me Bellemare mette en doute l'indépendance de la magistrature face au pouvoir politique est une chose fort troublante, soit. Mais puisqu'il n'occupe plus aucune charge publique, s'il se discrédite, ce n'est que sa réputation personnelle qui en souffrira. Pour sa part, le premier ministre Charest a une obligation beaucoup plus forte qui dépasse de loin sa seule personne. Mais il semble s'être engagé dans cette vendetta politique en oubliant la fonction et l'institution qu'il représente.

Le premier ministre n'est pas un justiciable comme les autres. Rien n'est plus révélateur de cet «oubli» que la poursuite en dommages et intérêts intentée contre Marc Bellemare. Par cette poursuite au civil, M. Charest veut défendre ses intérêts personnels et privés, comme si ceux-ci pouvaient être séparés des intérêts de l'institution qu'il représente. Mais Jean Charest le premier ministre ne peut pas avoir le même recours au droit que Jean Charest le citoyen privé, car ceci fragilise l'apparence de neutralité et d'indépendance des pouvoirs politique et judiciaire. La fonction publique de premier ministre ne peut pas être un partenariat public-privé : elle exige de celui qui l'occupe la mise à l'écart de ses intérêts privés. C'est cela avoir le «sens de l'État».

Nier cette exigence, c'est ouvrir la porte à une confusion des genres - à une forme de «berlusconisation» du pouvoir semblable à ce que l'on voit en Italie où le chef du gouvernement se sert des institutions de l'État pour défendre ses intérêts privés.

Le Québec n'est pas rendu là, heureusement. Mais le premier ministre doit se rappeler qu'il n'est pas un justiciable comme les autres. Son pouvoir sur l'ensemble du système politique est trop fort et tentaculaire pour que l'on puisse croire sans doute raisonnable que justice peut lui être rendu de façon impartiale comme à n'importe quel autre citoyen.

C'est cela qui pose problème tant pour les travaux de la commission Bastarache que pour la poursuite du premier ministre au civil. Si pour la commission il est déjà trop tard pour agir, cela n'est pas encore le cas pour la poursuite du premier ministre au civil. Par respect pour la fonction qu'il occupe, le premier ministre devrait abandonner cette poursuite dès maintenant. Cela ne serait pas le signe d'une faiblesse de leadership, mais plutôt la preuve que le premier ministre est capable de sacrifices pour défendre l'intégrité de l'institution qu'il représente.