L'auteur est chef de Projet Montréal et responsable de l'urbanisme au comité exécutif de la Ville de Montréal.   Nous sommes à l'ère du développement durable, des changements climatiques, de Kyoto et même de l'après-Kyoto, de la lutte à l'étalement urbain, de l'amorce d'une sortie ordonnée de l'ère du pétrole, de la promotion des transports actifs et collectifs, et autres politiques officielles toutes plus vertueuses l'une que l'autre. Mais derrière ce paravent chatoyant, que trouve-t-on ?

La Société de l'assurance automobile du Québec a publié la semaine dernière son Dossier statistique 2009. Comme à chaque année, ce document est passé inaperçu.

Les transports routiers produisent 40 % des émissions de gaz à effet de serre au Québec, 50 % en région métropolitaine de Montréal, 60 % sur l'île de Montréal. Comment pourrait-on parler  d'environnement sans parler de l'auto ? L'auto et le pétrole ont entraîné un déficit sectoriel de la balance du commerce extérieur du Québec de 30 milliards $ en 2008, année où les consommateurs ont payé jusqu'à 1,50 $ chaque litre d'essence, montant qui avait été ramené à 20 milliards l'an dernier. Ce qu'il faut en exporter du bois d'oeuvre, du papier journal, de la viande de porc, des lingots d'aluminium et des avions pour compenser pareil déficit! De fait, nous n'en exportons pas assez, si bien que notre balance commerciale globale est devenue structurellement déficitaire.

Comment donc pourrait-on parler d'économie sans parler de l'auto ? Celle-ci est l'instrument qui permet le développement extensif des villes du Québec, faisant chaque année disparaître jusqu'à 100 kilomètres carrés de terres agricoles, de boisés et de zones humides. Comment pourrait-on parler d'urbanisme sans parler de l'auto ? Or, nous réussissons année après année à réaliser cette prouesse de parler d'environnement, d'économie ou d'urbanisme sans jamais parler de l'auto.

Le protocole de Kyoto ayant été signé en décembre 1997, c'est le 1er janvier 1998 que nous sommes entrés dans l'ère de la lutte aux changements climatiques. Entre cette date et le 31 décembre 2009, le récent dossier statistique de la SAAQ nous apprend qu'un million d'automobiles se sont ajoutées sur les routes du Québec. Vous avez bien lu : 1 million d'autos supplémentaires en 12 années, soit une croissance moyenne de 85 000 véhicules par année. Le parc automobile du Québec croît en fait deux fois plus vite que sa population. C'est pourquoi le taux de motorisation s'élève constamment : de 500 véhicules pour 1 000 habitants le 31 décembre 2007, il a atteint très exactement 593 pour 1 000 au 31 décembre 2009.

Comme il fallait s'y attendre, la moitié de cette progression de la motorisation prend place en région métropolitaine de Montréal. On parle d'une croissance annuelle moyenne de 9000 véhicules sur l'île de Montréal, plus 35 000 véhicules dans les banlieues périphériques, pour un ajout total de 43 000 véhicules.

Comment expliquer que les autorités publiques ne disent jamais un mot sur ce sujet de la motorisation indéfinie de la population du Québec, qui devrait pourtant être au coeur des discussions sur pratiquement tous les sujets de l'heure ?

C'est qu'avec un parc automobile comptant 4,7 millions d'automobiles, ce sont aujourd'hui 80 % des Québécois âgés de 18 à 80 ans qui possèdent une auto. Outre la conviction que la motorisation de la population est une bonne chose, quel politicien est prêt à risquer de déplaire, voire d'être simplement mal compris, de 80 % de l'électorat ?

De nouvelles autoroutes

Mises bout à bout, les 43 000 autos qui s'ajoutent annuellement en région montréalaise font une file longue de 258 kilomètres. Pareille progression de la motorisation ne peut manquer d'aggraver l'encombrement des routes. D'autant que durant 20 ans, le réseau routier supérieur de la métropole est demeuré inchangé, le gouvernement du Québec s'étant limité à élargir quelques tronçons d'autoroutes existantes.

Mais de crainte que la congestion ne finisse par tarir le mouvement de motorisation, il a compris qu'il lui faudrait tôt ou tard investir dans l'extension du réseau autoroutier. C'est ce qu'il fait présentement.

Autour de Montréal, quatre projets majeurs totalisant 80 kilomètres de nouvelles autoroutes sont en cours de réalisation. Il y a d'abord l'A-25, qui est prolongée du boulevard Henri-Bourassa à l'A-440, à Laval, au coût de 501 millions $. Récemment, Québec annonçait le prolongement de l'A-19, entre l'A-440 et l'A-640, à Bois-des-Fillion, au coût de 320 millions $. Pour ce qui est du méga projet de l'A-30, de Candiac à Vaudreuil, il progresse rapidement, pour un investissement de 1,64 milliard $. Enfin, l'A-20 deviendra prochainement une vraie autoroute à l'île Perrot et à Vaudreuil, suite à un déboursé supplémentaire de 550 M$. Ce sont ainsi plus de trois milliards de dollars que Québec investit pour soutenir le développement de type American Way of Life des banlieues entourant l'île de Montréal.

Il ne serait pas sage de développer le réseau autoroutier périphérique sans s'être assuré que le coeur du réseau, situé sur l'île de Montréal, sera capable d'absorber la croissance des déplacements motorisés qui en résultera. À cet égard, Québec y va d'abord d'une série d'interventions d'ampleur relativement modeste mais qui, ensemble, représentent tout de même un investissement de 500 millions $ : rond-point l'Acadie, échangeur Dorval, échangeur Décarie nord, rue Souligny, échangeur île des Soeurs. Mais c'est surtout par le biais des mégaprojets Turcot et Notre-Dame est, totalisant à eux deux des investissements de trois milliards de dollars, qu'il compte rehausser durablement la capacité autoroutière sur l'île de Montréal. Qu'il comptait, devrais-je dire, puisqu'il a rencontré sur son chemin une Ville de Montréal qui comprend désormais mieux ce que ce type de projets a de pernicieux pour son avenir.

On aura compris qu'autant sur l'île de Montréal qu'autour de celle-ci, c'est le grand rêve autoroutier des années 1960 que Québec est actuellement en voie de parachever.

L'ancien employé de l'AMT que je suis ne peut manquer de ressentir un pincement au coeur devant ce déluge d'argent destiné à soutenir l'élan de motorisation de la population montréalaise.  Je me souviens de la cabale de plusieurs années contre le métro de Laval, un gaspillage éhonté de 750 M$, rien moins que le scandale du siècle, s'il fallait en croire les gros titres. Actuellement, ce ne sont pas moins de 6,5 milliards de dollars que Québec investit dans le réseau autoroutier métropolitain... sans que personne ne trouve à redire.

Rattrapage avec les Etats-Unis

J'ai soutenu dans mes livres portant sur la dépendance à l'automobile des Québécois que nous sommes prisonniers d'une sorte «d'idéologie du rattrapage» avec les États-Unis. En vertu de cette idéologie, tout ce qui distingue le Québec de ce pays serait l'illustration de notre retard sur celui-ci, retard par définition honteux.

En 1960, le Québec disposait de moins de 200 véhicules automobiles par tranche de 1 000 habitants, quand les États-Unis avaient déjà franchi la barre des 350 : il nous fallait réagir avec force pour combler ce retard, ce que nous fîmes. Au moment de la signature du Protocole de Kyoto, nous atteignions enfin le plateau des 500 véhicules pour 1 000. Le problème, c'est que les États-Unis en étaient à ce moment rendus à 750. Aujourd'hui, douze ans et 1 million de nouvelles autos plus tard, nous approchons les 600 véhicules pour 1 000 habitants. La cible s'est toutefois encore déplacée puisqu'aux États-Unis, c'est désormais 800 pour 1 000, ce qui signifie que dans ce pays on ne trouve pratiquement plus d'ado de 16 ans ou de vieillard de 90 ans qui ne dispose d'un véhicule personnel. Comparez cette situation à celle du Québec contemporain et vous serez forcé de conclure qu'effectivement, notre retard est honteux.

Le nouveau modèle prévisionnel de l'Institut de la statistique du Québec prévoit 1 million d'habitants de plus, d'ici l'an 2031. Prenons pour acquis que le taux américain de motorisation ne bougera plus, par simple épuisement des groupes motorisables. Sur l'horizon 2031, ce sont donc 2,5 millions de nouvelles automobiles qu'il faudra ajouter sur nos routes si nous voulons finir de combler notre retard sur les États-Unis et disposer enfin, nous aussi, de 800 automobiles pour 1000 habitants. Concernant la région métropolitaine de Montréal, c'est au minimum 1,2 million de véhicules supplémentaires qu'il faut prévoir.

La commande peut paraître extravagante, mais elle ne l'est aucunement. Car nous qui venons d'ajouter 1 million de véhicules en 12 années dans la plus parfaite inconscience pourrons très bien en ajouter encore 2,5 millions en 22 années sans même nous en apercevoir. Pour peu, faut-il préciser, que les autorités politiques à Québec continuent, en façade, de parler de développement durable, de lutte aux changements climatiques, de promotion du transport collectif, et autres prises de positions rose bonbon, quand par derrière elles investissement massivement dans les infrastructures routières et le mal-développement urbain.

Si c'est ça le plan d'avenir du Québec et de sa métropole en ce début de XXIe siècle, qu'on ait le courage de le dire !