Le 19 novembre, les 27 dirigeants européens ont désigné le premier ministre belge, Herman Van Rompuy, comme premier président du Conseil européen et l'actuelle commissaire au commerce, la baronne Catherine Ashton, comme ministre des Affaires étrangères de l'Union européenne (en remplacement de Javier Solana).

Le 19 novembre, les 27 dirigeants européens ont désigné le premier ministre belge, Herman Van Rompuy, comme premier président du Conseil européen et l'actuelle commissaire au commerce, la baronne Catherine Ashton, comme ministre des Affaires étrangères de l'Union européenne (en remplacement de Javier Solana).

Cette décision fort attendue n'a pas – c'est le moins qu'on puisse dire – suscité un enthousiasme débordant ni au sein de l'Union européenne, ni de ce côté-ci de l'Atlantique. Les observateurs sont unanimes pour déplorer le faible calibre des candidats retenus par rapport à l'importance de leurs fonctions. «L'Europe choisit des inconnus», titre la presse européenne.

Après les déboires constitutionnels des dernières années, la création d'un président permanent du Conseil européen et le renforcement de la fonction du Haut représentant pour la politique étrangère devaient pourtant consacrer la relance de l'Union européenne en lui donnant un visage et une force d'impulsion. On peut interpréter ce rendez-vous manqué comme la revanche des États-nations.

Stanley Hoffmann (professeur à Harvard) et Andrew Moravcsik (professeur à Princeton) défendent depuis longtemps la thèse d'une Europe foncièrement «intergouvernementaliste». Cette thèse repose principalement sur trois arguments: 1 > loin d'un idéal politique, la construction européenne est la résultante d'âpres négociations entre États égoïstes; 2 > ces négociations conduisent généralement à un plus petit dénominateur commun (PPDC); 3 > au final, les États les plus puissants et les plus déterminés gagnent toujours.

Dans cette perspective, la nomination du ticket Van Rompuy–Ashton peut être lue d'abord comme un marchandage de vendeurs de tapis: Berlin et les petits États ne voulaient pas du premier choix de Londres et Paris, l'ancien premier ministre Tony Blair. Paris ne voulait pas du deuxième choix de Berlin et d'un certain nombre de petits États, à savoir le premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker. Face à l'impasse, Nicolas Sarkozy a alors changé de camp et s'est entendu avec Angela Merkel sur le très discret Van Rompuy. Mais pour faire avaler la pilule à Brown, qui s'était investi dans la candidature de Blair, on a offert à sa protégée, la baronne Ashton, le poste de ministre des Affaires étrangères. Toutes les candidatures ambitieuses (Tony Blair, l'ancienne présidente lettone et professeur à l'Université de Montréal Vaira Vike-Freiberga) ou familières avec les arcanes de la politique européenne (J.-C. Juncker) ont été progressivement éliminées.

Conduit sans souci du bien collectif, le résultat de ce marchandage a l'immense avantage de ne déranger personne. Le tapis n'est pas cher, mais il n'est pas beau non plus. La deuxième leçon de l'intergouvernementalisme a trait à la gouvernance politique. La décision des 27 indique clairement que l'Union européenne a choisi de minimiser toute épreuve de force et préférer le consensus mou à l'audace politique. Les derniers épisodes de la construction européenne auront eu raison d'une Europe forte et institutionnellement innovatrice.

En effet, l'échec du traité constitutionnel lors des référendums français et hollandais en 2005, le rejet des Irlandais du Traité de Lisbonne en juin 2008 (finalement accepté en octobre dernier) et enfin le faible enthousiasme autour de la reconduction de M. Barroso à la tête de la Commission européenne auront marqué les esprits des dirigeants européens au point de vider de son contenu le cadre constitutionnel audacieux que ces mêmes dirigeants avaient conçu.

La troisième leçon de l'intergouvernementalisme, c'est qu'au final, les grands États gagnent toujours parce qu'ils bénéficient d'une «interdépendance asymétrique»: les petits États sont plus nombreux, mais plus dépendants que les grands. Les mouvements issus du Parlement européen ou de la société civile qui ont porté des candidatures comme celle de Vike-Freiberga, femme d'une ancienne province soviétique, n'ont eu absolument aucun écho lors d'un repas où la voix des Sarkozy, Merkel et Brown portait bien davantage que celle de tous les autres réunis. Conçu pour donner une plus grande cohérence à l'Europe, le président du Conseil européen ne portera ainsi aucun ombrage aux chefs des grands États qui pourront continuer à diriger l'Europe à leur guise. Quant à Lady Ashton, on se demande si sa nomination n'a pas pour seul but de torpiller un poste, celui de ministre des Affaires étrangères, auquel Londres s'est de toute façon toujours opposé.

En tout cas, l'impression qui domine est celle de la faillite des élites européennes, ces mêmes élites que l'on accuse parfois d'accélérer le déficit démocratique, d'entretenir un éloignement entre l'idéal européen et l'opinion publique et de favoriser l'euroscepticisme. Quelles sont les personnalités qui auraient pu émerger pour endosser à l'unanimité les habits de chef de l'Union européenne? Parmi les prétendants, aucun ne disposait d'un capital politique fort ni d'une légitimité diplomatique indiscutable. Si Tony Blair n'a pas été soutenu plus fort, c'est moins en raison de son tropisme européen souvent opportuniste que sa capacité à parler aux autres chefs de gouvernement d'égal à égal. L'existence de candidats crédibles portés en leur sein par une forte identité européenne constituerait sans nulle une alternative efficace au recours de personnalités ayant brillé dans l'exercice du pouvoir dans leurs pays nationaux.

Pour l'ensemble de ces raisons, le choix de M. Van Rompuy et de Lady Ashton affaiblit l'Union européenne, mais renforce l'influence de certains États de l'UE. Peut-on réellement penser que l'Union fonctionnera plus efficacement avec une direction à trois têtes (le président du Conseil, le Haut représentant, le président de la Commission) et trois-quatre chefs d'État embusqués, comme Sarkozy, à l'affût de la moindre occasion de mettre en valeur leur propre pays au détriment de l'intérêt collectif? Sur la scène internationale, laquelle de toutes ces personnes Barack Obama choisira-t-il d'appeler quand il voudra parler à l'Europe?