Une orange dans un bas de laine. Ou une patate avec un morceau de charbon pour les plus turbulents. Le genre de cadeau de Noël sur lequel bien des enfants lèveraient le nez en 2008. Mais dans les années 30, en pleine dépression, c'était la fête. Même si les parents, ruinés, au chômage ou guère mieux, avaient dû se saigner pour offrir ces petits «luxes» à leurs enfants. Alors que la récession se propage dans le monde entier, La Presse jette un regard aux Noëls de l'autre crise.

C'était l'époque des repas composés de beurrées de moutarde et de macaroni au sucre. C'était l'époque où près de la moitié des ouvriers mont- réalais étaient au chômage, où le salaire annuel moyen -700$- avait dégringolé du tiers en l'espace de quelques années. Ces années de la Grande Dépression, on les a appelées les années dures, les années d'hiver, les dirty thirties. Mais même à cette époque, où la plupart des ménages devaient faire des acrobaties quotidiennes pour éviter d'être plongés dans le rouge, les familles réussissaient à sauver Noël. Malgré la crise, malgré le chômage, il y avait des réunions de famille, des tourtières, une dinde. Et des oranges dans les bas.

 

«À l'époque, on économisait tout le temps. C'est l'époque où le pouding chômeur a été inventé. Un dessert pas cher», raconte Jacques Lacoursière, historien et vulgarisateur. «Mais durant le temps des Fêtes, on voulait oublier la misère. On faisait l'impossible pour la cacher.»

Jacques Galipeau, 85 ans, se souvient bien de cette époque. «On manquait de tout, mais on ne le savait pas», résume-t-il avec humour. «On mangeait trois repas par jour, mais c'était souvent la même chose.» Du pain émietté dans un bol de lait avec de la mélasse. Du gruau. Des pâtés aux patates. Mais malgré cette pauvreté extrême, à Noël, «c'était bombance» se souvient M. Galipeau. La table était pleine et les gens, joyeux. «Les parents, où est-ce qu'ils prenaient les sous? Je ne sais pas.»

Les enfants turbulents recevaient une patate ou des morceaux de charbon dans leur bas. Et les enfants sages, eux, avaient une orange. Près de 80 ans plus tard, Jacques Galipeau se souvient encore du goût de cette orange. «C'était un fruit magique», dit-il. «Si vous étiez vraiment amoureux d'une fille, peut-être pouviez-vous lui donner une part de votre orange», raconte un grand-père américain sur Ruthlace, le blogue qu'il tient à l'intention de ses 18 petits-enfants.

Bernard Ouellette garde aussi des souvenirs vivaces de cette époque. L'homme est né en 1928, un an avant le krach boursier qui a entraîné toute la planète en dépression. Son père est mort trois ans plus tard. Sa mère s'est retrouvée seule avec ses trois enfants. «Elle avait un courage extraordinaire. Elle a décidé de nous garder tous les trois», raconte M. Ouellette. Elle a survécu, de peine et de misère, grâce à des petits boulots.

Mais jamais la détresse de cette mère n'est venue gâcher le Noël de ses enfants. «Elle s'assurait que notre Noël serait tout de même spécial. Les Noëls ont toujours été beaux.» Il se souvient du sapin dressé dans le salon, du père Noël de chez Dupuis Frères. La famille Ouellette assistait à l'office au sous-sol de l'église, où on ne payait pas, contrairement à l'étage où il fallait acheter un billet pour avoir sa place. Il y avait un petit jouet en cadeau pour chaque enfant. Un camion de bois. Une poupée en celluloïd. À 11 ans, juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale, M. Ouellette a eu son premier vrai cadeau de Noël: un équipement de ski. Douze dollars.

La famille de Rachel Bienvenue est elle aussi tombée de haut durant la Crise. En 1932, au plus fort de la Dépression, elle avait 15 ans. Son père, entrepreneur prospère de Québec, frôle la faillite. La famille, qui vivait dans une grande maison de six chambres à coucher, doit vendre la demeure et déménager. «On a pleuré en laissant notre maison», raconte Mme Bienvenue. Ce premier Noël passé dans un appartement du Vieux Québec a été dur. «Mon père, surtout, était triste. C'était un homme généreux et il était dans l'impossibilité de nous gâter.» Mais sa mère a tenu mordicus à conserver un esprit festif: elle a tout de même, cette année-là, cuisiné le repas traditionnel.

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Ce Noël passé dans une relative abondance était fêté au prix d'économies durement réalisées pendant toute l'année. La tenue du budget familial était, durant ces années de crise où l'argent était très rare, un sport extrême. «Au plus fort de la crise, en 1934, plus de 240 000 personnes, soit 28% de la population montréalaise, vivaient des allocations de l'État. Chez les francophones, la proportion s'élevait à 38%», indique l'auteure Denyse Baillargeon, qui a écrit un ouvrage sur le travail des femmes à l'époque, Ménagères au temps de la Crise.

«Et le chômage augmentait toujours durant le temps des Fêtes», note l'historien Jacques Lacoursière. «Les cadeaux de- vaient être rares. Parce que ces gens-là vivaient de la charité.» Et l'orange, la fameuse orange, coûte 25 cents la douzaine en 1931. Vingt-cinq cents, c'est le salaire horaire minimum «officiel» à l'époque. Une heure d'ouvrage pour 12 oranges, importées de Californie. «La sensation de la saison», vante une publicité dans La Presse en décembre 1930.

Les allocations de «secours direct» fixées par la Ville de Montréal s'élevaient, pour une famille de cinq personnes, à 36,88$ par mois en été et 39,48$ en hiver, soit entre 442$ et 473$ par an. À la même époque, le Canadian Welfare Council établissait à 1000$ par an le minimum annuel absolu pour faire vivre une famille de cinq personnes. Même les salariés étaient loin d'atteindre ce minimum vital: la moitié des chefs de famille salariés de Montréal gagnaient moins de 850$ par an.

«Surveiller les prix, n'acheter que le strict nécessaire, ne rien gaspiller, ne pas s'endetter» ce sont les «mots d'ordre» qui reviennent dans la quarantaine de témoignages de femmes, toutes en ménage à l'époque de la Crise, recueillis par Denyse Baillargeon. «Toutes les cennes étaient comptées», dit l'une de ces femmes interviewées.

«Les plats en sauce, à base d'eau et de farine, représentaient aussi une solution économique», écrit l'auteure. «Je faisais de la sauce blanche avec des patates, de la sauce blanche avec des oeufs, de la sauce blanche avec des petites fèves. On en a mangé pas mal, de colle!» s'exclame une autre femme. Les mères roulaient des boîtes de carton pour faire des «bûches». Elles cousaient des sous-vêtements aux enfants dans des poches de farine, des robes dans des vieux paletots. Elles couraient les marchés publics pour recueillir les légumes «passés». Elles faisaient chauffer l'eau dans une bouilloire pour faire la vaisselle, lavaient le linge à la planche et à l'eau froide, faisaient sécher dehors même par grand froid.

À l'époque, Raymond Allard avait 20 ans et il travaillait pour son père: au volant de son camion, il vendait du charbon aux familles. Il se souvient très bien de ces parents, et de ces enfants, qui ramassaient chaque petit morceau de précieux charbon échappé des sacs. «Ils venaient avec leurs petits paniers, ils ramassaient», raconte-t-il, assis dans son fauteuil, dans une résidence privée pour personnes âgées de Lachine.

Près de 80 ans se sont écoulés, mais Raymond Allard a encore les larmes aux yeux quand il parle de cette période, où son père a dû faire main basse sur l'assurance qu'il avait réservée à son fils. Mille dollars qui devaient lui servir à s'établir, à se marier. «Je lui ai laissé. Il avait tellement besoin d'argent», dit le vieil homme.