À l'orée des villes ou en rase campagne, l'autoroute passe parfois à quelques pas des résidences. Comment vit-on dans ces maisons exposées à un flot de véhicules? Parfois fort bien. Parfois très mal. Des voisins du bitume racontent leurs histoires.

Un autobus scolaire, des voitures, un camion 18 roues, une moto, un camion transportant... d'autres autos. En cette heure de pointe, le trafic ne tarit pas sur l'autoroute 40. De leur balcon arrière, Julie Talbot et Éric Lamoureux ont une vue imprenable sur chaque véhicule qui passe.

Vue de l'autoroute, leur cour arrière est à découvert. Seule une clôture sépare leur terrain du flot incessant de voitures. S'ils prennent le temps de jeter un coup d'oeil, les automobilistes verront peut-être les deux garçons du couple jouer au soccer dans la cour, ou la famille en train de souper sur le balcon.

«Chaque fois qu'on veut s'asseoir dehors, il faut laver la table et les chaises à cause de la poussière. Sur les voitures, c'est la même chose», dit Julie Talbot, tandis que son fils de 10 ans fait la démonstration en passant la main sur la table.

C'est lorsque son petit frère est arrivé dans la famille que le couple a décidé d'acheter cette maison de Repentigny.

«Le terrain est de 8000 pi2. On voulait avoir de la place pour que les enfants puissent courir et cette maison était plus abordable que les autres. C'était au moins 20 000$ de moins que ce qu'on pensait payer», dit Julie Talbot.

Huit ans après cet achat, la famille Talbot-Lamoureux s'accommode bien du ronronnement constant de la circulation. «Quand les portes de la maison sont fermées, c'est comme un bruit de fond, comme si le climatiseur fonctionnait toujours. On vient qu'on ne s'en aperçoit plus.»

Le passage régulier des voitures vient même rythmer le temps. «Le samedi matin, il y a toujours une réunion de moto à Repentigny, dit Julie Talbot. Pendant une bonne quinzaine de minutes, on les voit passer.»

Au quotidien, toutefois, ce sont ces mêmes motocyclistes qui les dérangent le plus. «Tant qu'il n'y a pas de racer, on oublie le bruit. Mais la nuit, quand un fou décide de faire Montréal-Québec en deux heures avec sa moto...»

L'été dernier, le sommeil de la famille a été troublé par des travaux que le ministère des Transports réalisait de nuit pour ne pas nuire à la circulation. Chaque garde-fou qui s'enfonçait dans le sol les éloignait du sommeil. « Ils ne pensent pas aux jeunes enfants qui vont à l'école et qui sont en examen le lendemain. J'ai fait une plainte au ministère des Transports. Ils n'ont même pas répondu», déplore Julie Talbot.

«On s'est amusés sur cette autoroute-là...»

À l'autre bout de l'autoroute Félix-Leclerc, non loin de Québec, Annette Martel cohabite avec la voie rapide depuis 38 ans. La maison qu'elle occupait sur le deuxième rang à Neuville a dû être déplacée pour faire passer les voies rapides. «On dérangeait », dit-elle. Avant que les premières voitures ne défilent devant chez elle, à Neuville, elle a vu les travailleurs ouvrir la voie.

«On s'est amusés sur cette autoroute- là, se souvient-elle. Il y avait du beau sable, c'était formidable. On allait jouer avec les enfants, le chien suivait. Il cachait les espadrilles des enfants dans le sable.» Les enfants sont devenus grands et ont quitté la maison, la circulation a augmenté au fil des années, mais jamais Annette Martel n'a songé à déménager.

Elle s'estime chanceuse que sa maison ne soit pas plus loin sur la route. À quelques centaines de mètres de chez elle, une légère pente force les camionneurs à changer de vitesse, ce qui amplifie le bruit.

« De chez moi, c'est un bruit constant que j'ai complètement oublié », dit Annette Martel. L'été, les fenêtres de sa maison sont toujours ouvertes, même la nuit. «S'il y a une goutte d'eau qui coule d'un robinet la nuit, ça me réveille. Mais le trafic ne me réveille jamais. On s'habitue à tout.»

En ville avec les voitures

De tous les bruits que Catherine Hébert entend lorsqu'elle sort sur son balcon, celui fait par l'autoroute est peut-être celui qui la dérange le moins. Son appartement en copropriété du complexe Lowney est situé en plein coeur de Montréal et sa vue sur l'autoroute Bonaventure est bien assumée.

«J'étais la troisième à acheter dans cette phase du projet Lowney, donc j'avais l'embarras du choix. Je savais exactement à quoi m'attendre. J'aimais l'idée de voir la voie ferrée, les trains qui passent», dit-elle.

Parce qu'on «ne fabrique plus de terrains» à Montréal, ceux qui achèteront des appartements dans le complexe Le Selby devront aussi composer avec les voies rapides de l'autoroute 720, situées juste à côté.

Le promoteur Roland Hakim, qui a aussi construit à proximité de l'autoroute Bonaventure, reconnaît que des «précautions psychologiques» doivent être prises pour assurer la tranquillité des futurs habitants.

«Nous avons conçu une fenêtre unique à Montréal, à vitrage triple, qui ne laisse pas passer le bruit, l'air ou la poussière. C'est pour ça qu'on se permet d'avoir d'immenses fenêtres», dit-il.

Lorsqu'ils se présentent au bureau des ventes, certains acheteurs potentiels expriment des craintes quant à la présence de l'autoroute. Roland Hakim les invite à sortir pour «entendre les oiseaux». Selon le promoteur, l'avantage de son immeuble est qu'il sera situé plus bas que l'autoroute. De même, de l'étage le plus haut, les habitants ne verront pas les voitures passer.

«Si on met l'immeuble en bas de l'autoroute, on ne l'entend pas. Mais si on est en haut de l'autoroute, par exemple dans Westmount, la situation change. On a de belles vues, mais quand on ouvre les fenêtres, on voit l'autoroute, on l'entend et ça fait un boucan du diable!», dit-il.

Chez Catherine Hébert, c'est principalement le matin que le bruit est intense, mais il ne provient même pas de la voie rapide. Ce sont plutôt les autobus venus de la Rive-Sud qui passent tout près qui la dérangent. Ce qui ne l'empêche pas d'ouvrir ses fenêtres bien grandes le printemps venu.

«C'est ça, la ville, dit-elle. Parfois, il y a des gens soûls qui crient à 3h du matin, parfois, ce sont des voitures.»

Lorsqu'elle sort sur son balcon, ce sont surtout les vues dégagées sur la ville qu'elle apprécie. Et pour cela elle peut remercier l'autoroute Bonaventure, car les chances que la construction d'un immeuble vienne un jour les lui enlever sont minces.

Subir l'autoroute

La fin du monde qu'avaient appréhendée certains en se fiant aux prédictions des Mayas n'est pas survenue en décembre dernier, ce qui n'a pas empêché Guylaine Joannette d'en vivre une à sa façon ce mois-là.

Lorsque les rubans inaugurant le parachèvement de l'autoroute 30 ont été coupés, la femme de Salaberry-de-Valleyfield n'a pas festoyé. Depuis des années, elle était aux premières loges des travaux, car sa maison est située à quelques mètres seulement des voies rapides.

Pour celle qui a grandi à Valleyfield, l'autoroute 30 était presque un mythe. «J'ai grandi avec ça: "Il va y avoir une 30." Dans les plans, c'était deux voies. On ne s'attendait pas à quelque chose d'aussi gros», explique la mère de trois enfants.

Trois semaines après que son conjoint et elle eurent acheté leur maison en 2008, le gouvernement Charest a confirmé que l'autoroute serait construite. Les terres acquises par le gouvernement en 1973 allaient finalement servir. Le mythe devenait réalité.

Derrière la maison, là où des arbres s'élevaient il y a quelques années, se trouvent maintenant deux murs antibruit qui se découpent dans le ciel. Guylaine Joannette espérait voir l'autoroute à au moins 300 pieds de sa maison, mais son terrain a rétréci au fur et à mesure que le chantier progressait.

Le bruit de la circulation, notamment les freins moteurs des camions, trouble depuis cinq mois la tranquillité de la famille. Guylaine Joannette craint que le développement du quartier industriel de Valleyfield ne fasse qu'empirer la situation.

Parce que les parents ne se bousculaient plus pour envoyer leurs enfants dans sa garderie en milieu familial, elle a dû réorienter sa carrière. «C'est très difficile pour un couple. Notre qualité de vie n'est plus la même et on se retrouve avec des affrontements qui n'auraient pas eu lieu autrement», dit-elle.

Guylaine Joannette a réclamé sans succès d'être expropriée. Aujourd'hui, elle ne voit guère d'issue à sa situation. Elle ne se résout pas à vendre au rabais à une industrie qui voudrait profiter de la situation idéale, et ne voit pas qui voudrait acheter sa maison pour y habiter.

«J'espère encore me faire exproprier, mais je pense que je rêve en couleur et que je dois m'avouer vaincue. Mon chum est plus positif que moi, il se dit qu'avec le temps, ça va peut-être être moins pire...»

Sur son terrain dévasté par les travaux, Guylaine Joannette hésite entre l'envie de se battre et d'aller chercher sa «juste part», la nostalgie d'un milieu de vie perdu et les regrets.

«On n'a peut-être pas été vigilants... Mais avoir su tout ça, je n'aurais pas acheté. Les gens nous disent: «Vous avez lancé les dés et vous avez perdu.» Mais on n'a pas joué à la roulette russe! On aimait la maison, on n'était pas loin de nos amis, c'était l'endroit idéal.»

Des murs antibruit qui dérangent

N'en déplaise aux ingénieurs du ministère des Transports, les murs antibruit dérangent parfois davantage les gens qu'ils ne leur rendent service.

Aucun mur du genre n'a été installé pour séparer le terrain des Talbot-Lamoureux de l'autoroute 40. Par contre, de l'autre côté de la voie rapide à Repentigny, un mur protège les nouvelles constructions du son.

Depuis qu'il a été construit, le bruit est pire chez nous, dit Julie Talbot. Ils auraient dû penser à leur affaire et en faire des deux bords...» Son mari et elle n'ont pas porté plainte, devinant que le gazoduc qui passe sous leur terrain requiert qu'on laisse la voie libre au cas où on devrait accéder au conduit.

À Salaberry-de-Valleyfield, Guylaine Joannette constate elle aussi que les panneaux de fibre de verre installés au bout de sa cour agissent comme un mur qui fait rebondir le son provenant de l'autre côté. Elle assure que le mur n'aide en rien à atténuer le bruit fait par les freins moteurs des camions qui passent sur la 30. «En hauteur, les camions dépassent ce mur, il n'est pas assez haut. Mais est-ce qu'on veut vivre avec des murs plus hauts? On ne veut pas se sentir comme dans une boîte de carton...»