Chaque année en mai, Michel Charpentier se réunit avec des voisins pour un barbecue. À l’ordre du jour : les travaux nécessaires pour le chemin où ils habitent. Comme il s’agit d’une rue privée, le Canton de Gore ne s’occupe pas des nids-de-poule sur le chemin Bartlett.

« Ça nous coûte de 200 $ à 300 $ par année par maison, explique M. Charpentier. Sur 18 maisons, 17 contribuent. Une seule famille refuse systématiquement. »

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Michel Charpentier et ses voisins doivent entretenir à leurs frais le chemin Bartlett, une rue privée à Gore.

Il y a dans cette municipalité située dans les Laurentides 114 rues privées, totalisant 45 km, rapporte le maire de Gore, Scott Pearce, également préfet de la MRC d’Argenteuil et président de la Fédération canadienne des municipalités. « Depuis 2016, on aide au déneigement des rues privées, mais on ne peut pas faire l’entretien, dit M. Pearce. J’habitais moi-même jusqu’à récemment sur une rue privée. Le secret pour faire en sorte que la plupart des gens contribuent, c’est la communication entre voisins. Il faut accepter qu’une ou deux personnes vont avoir la tête dure, ne payeront pas. Sinon, rien ne se fait. »

Au fil des ans, M. Charpentier a connu son lot de tensions. « Des fois, des gens veulent payer moins parce qu’ils ne viennent pas souvent. Moi, j’habite au début de la rue, mais je paye le même montant que les autres. S’il faut tarifer au kilométrage, ça devient ingérable. »

David Bouley-Nadon, lui, a beaucoup de difficulté à convaincre ses voisins des rues Claudine et Lucien, aussi à Gore, de payer pour leur entretien. « Jusqu’à maintenant, j’étais le seul à payer pour l’entretien, sur une dizaine de maisons, dit M. Bouley-Nadon. Maintenant on est trois, c’est un peu mieux. »

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David Bouley-Nadon dans sa rue privée, la rue Claudine, à Gore. Plusieurs de ses voisins qui habitent dans les rues Claudine et Claudine Nord refusent de contribuer pour l’entretien de ces rues.

Depuis dix ans, j’ai dû payer plus de 20 000 $ de ma poche. Il y a même des voisins qui voulaient me faire payer les dommages sur leur véhicule à cause de l’état de nos rues.

David Bouley-Nadon, résidant de Gore

C’est le grand-père de M. Bouley-Nadon qui a ouvert la rue privée. Les actes notariés de vente de terrains indiquent que les gens qui habitent les rues Claudine et Lucien contribuent à l’entretien « à la discrétion de chacun ». « Mais ça ne veut pas dire qu’ils ne doivent rien payer. Ça veut juste dire qu’on doit s’entendre sur les travaux à faire. »

Que dit la loi ? « Pour moi, une rue privée, c’est comme le corridor d’un immeuble à condos », estime Marc-André Lechasseur, spécialiste en droit municipal chez Bélanger Sauvé et professeur adjoint à l’Université McGill. « Tous les riverains doivent contribuer à son entretien. » Les riverains sont ceux qui habitent la rue privée.

Le propriétaire de la rue n’a pas de responsabilités financières plus grandes et pourrait même être dispensé de son entretien s’il n’a pas de terrain riverain, selon MLechasseur, qui cite un jugement de 2018 de la Cour d’appel sur un pont et un chemin privés du « domaine Lajeunesse », dans Lanaudière. Et selon lui, même les propriétaires de terrains riverains où il n’y a pas de maison devraient contribuer.

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Une rue privée dans la municipalité de Gore, dans les Laurentides

Infrastructures

Les rues privées sont surtout présentes à la campagne. « Ce sont des zones que la municipalité ne voulait pas développer en construisant des infrastructures », explique Jean-Philippe Meloche, directeur de l’École d’urbanisme de l’Université de Montréal.

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Jean-Philippe Meloche, professeur en urbanisme à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal

Des propriétaires qui avaient de grands terrains les ont divisés avec un chemin pour relier les différents terrains. En théorie, les gens qui habitent une rue privée peuvent demander la municipalisation, mais pour ça, il faut qu’ils mettent la rue aux normes. Ça coûte très cher.

Jean-Philippe Meloche, professeur en urbanisme à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal

Dans le cas de M. Charpentier et du chemin Bartlett, les travaux menant à la municipalisation dépassaient 700 000 $ il y a quelques années. « Et avec la pandémie, le coût du 0-3/4 [le gravier 0-3/4 est utilisé pour les routes non asphaltées] a vraiment augmenté. Ce qu’on payait 150 $ par chargement, c’est rendu 500 $. »

De plus, une rue municipalisable est plus large qu’une rue privée, ce qui fait que plusieurs bâtiments en bordure des rues privées devraient être déplacés, rapporte M. Charpentier.

Tensions

Pourquoi les municipalités ne publient-elles pas un guide de bonne conduite des riverains des rues privées pour diminuer les tensions entre leurs citoyens ?

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Pierre J. Hamel, professeur de finances publiques locales à l’INRS-Urbanisation

Les municipalités ne veulent pas approcher les rues privées avec une pôle de dix pieds. Elles ne veulent surtout pas avoir l’air d’avoir une responsabilité.

Pierre J. Hamel, professeur de finances publiques locales à l’INRS-Urbanisation

Jacques Demers, maire de Sainte-Catherine-de-Hatley et président de la Fédération québécoise des municipalités, remarque que la situation est compliquée par la grande diversité des pratiques.

Les maisons dans les rues privées ont-elles une évaluation moins élevée puisqu’elles ont moins de services de voirie ? « Honnêtement, on ne voit pas de différence sur le marché entre les maisons qui sont sur une rue privée ou non, dit M. Demers. Et je dirais que les gens qui habitent sur une rue privée sont les plus grands utilisateurs des chemins municipaux, parce que souvent les rues privées sont situées au bout de la rue. »

Selon Stéphanie Gauthier, courtière à Re/Max du Cartier, une propriété dans une rue privée peut avoir un prix moins élevé parce que la surenchère est moins fréquente. « Il y a des gens qui ne veulent pas avoir le trouble d’avoir à négocier avec leurs voisins, dit Mme Gauthier. Ça réduit le bassin d’acheteurs. »

En savoir plus
  • 800 $
    Dépenses moyennes par habitant en transport, en incluant la voirie, des municipalités québécoises en 2018
    Source : Portrait des finances publiques locales au Québec, Université de Sherbrooke, 2020
    28 %
    Proportion moyenne des budgets municipaux alloués aux transports, voirie comprise, au Québec en 2018
    Source : Portrait des finances publiques locales au Québec, Université de Sherbrooke, 2020