Ici, un immeuble en état de délabrement avancé. Là, une maison envahie de moisissures. Ou encore un triplex aux airs de squat… Plusieurs propriétés affichant des photos dignes d’un film d’horreur ont beaucoup circulé dans les réseaux sociaux ces derniers temps. Ce qui fait surtout tiquer le public : leur prix parfois proche du million. Nous prend-on pour des jambons ? Nous avons sondé la question avec des professionnels de l’immobilier.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE RE/MAX QUÉBEC

Mise à prix pour ce triplex vendu par le curateur public : 676 500 $

« Ça n’a pas de bon sens ! », « Qui achèterait ça ? » et autres « Gros niaisage ! » sont autant de réactions du public aux fiches de vente de propriétés insalubres affichées dernièrement. Le contraste avec les luxueux condos avoisinants est en effet violent : cuisine crasseuse, murs défoncés, boiseries vermoulues, sols couverts de moisissures, capharnaüm… bref, c’est vieux, c’est sale, ça ne vaut pas grand-chose. À la grimace de dégoût se joint la crise cardiaque, quand s’affichent les prix de ces logements, allant de 300 000 $ à 799 000 $. Arnaque ? Marché qui se détraque ?

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Les lieux laissent entrevoir beaucoup, beaucoup de travaux. Au moins 350 000 $, selon la courtière.

Nous avons posé la question à un évaluateur après lui avoir soumis trois cas de propriétés délabrées, à Montréal et à Gatineau, dans le secteur de Hull, récemment affichées. « Concernant les prix demandés, dans ces cas-là, je ne vois rien d’anormal », répond Simon Beauchemin, évaluateur agréé chez PCG Carmont. « Souvent, ça frappe l’imaginaire quand on montre des propriétés qui sont en toute fin de vie utile avec des prix de vente élevés. Mais monsieur et madame Tout-le-Monde ou une petite famille ne va pas acheter ce genre de projet, car ce sont des produits pour lesquels on regarde le potentiel de développement. C’est un autre marché : ça s’adresse ici à des entrepreneurs et à des investisseurs avertis, qui ont un œil différent que le public en général », explique-t-il. En d’autres mots, elles ne s’adressent pas à des particuliers recherchant une demeure « clés en main », mais plutôt à des pros en quête de projets « clé à molette en main ».

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Un entrepreneur a mis la main sur ce triplex pour 580 000 $, probablement en vue de le rénover et de faire augmenter sa valeur, liée à son emplacement.

Ainsi, un investisseur, plutôt que de fixer son attention sur les joints pourris d’une baignoire, considérera plutôt le zonage et ses marges de manœuvre. Pourra-t-il ajouter un étage ? Construire ou rénover plus d’unités ? Bâtir sur 100 % du terrain ? « On peut penser que le prix est élevé, mais si on maximise la densification sur le même emplacement, on obtient une meilleure rentabilité », indique M. Beauchemin, qui insiste sur la valeur du terrain liée à son emplacement.

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Pas de home staging possible, les courtiers n’ayant pas accès aux lieux.

C’est ce genre de scénario qui s’est produit dans la vente d’un triplex de Ville-Marie, dont le dernier occupant semble avoir été un Godzilla en furie. Mis en vente l’automne dernier au prix de 676 500 $, il a été acquis par un entrepreneur, il y a quelques semaines, pour 580 000 $. « C’est surtout pour le potentiel qu’il a été vendu. Il y en a pour 350 000 $ de travaux, mais une fois rénové, il devrait valoir au moins 1,2 million », souligne la courtière Thanh Quach Thi, qui a piloté la vente. Pas besoin de calculette pour imaginer le bénéfice. Mais pourquoi diable laisser les lieux en un tel état sur la fiche de vente ? « C’est une vente par le curateur public, nous n’avons rien pu faire à l’intérieur », explique-t-elle.

Un prix moisi ?

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« Zone de guerre ! », avait initialement indiqué le courtier dans sa fiche descriptive-une maison retirée par la suite. À 300 000 $, de nombreux internautes avaient trouvé le prix très osé.

Ce fut également le cas d’une maison de Gatineau, envahie par la moisissure, qui a fait la manchette. Un dégât d’eau non contrôlé l’a transformée en véritable caverne de Gollum. Le courtier chevronné Jimmy Arseneault souhaitait l’afficher à 200 000 $. Puisqu’il s’agit d’une reprise de finance, la banque a fixé le prix à 300 000 $. « J’ai eu des commentaires comme quoi je devrais brûler en enfer », se désole le courtier.

Pourtant, il insiste sur son souci de transparence, en présentant les photos les plus édifiantes et en décrivant, de façon assumée et avec une pointe d’humour, la clientèle ciblée (rénovateurs en herbe et pros du marteau) et les atouts de l’emplacement, prisé. « Si j’avais juste mis une photo de la façade, comme beaucoup le font, j’aurais attiré plein de jeunes familles. Aussi bien donner l’heure juste. Tu vas sûrement la trouver trop chère pour toi à 300 000 $, mais peut-être parce que ce n’est pas pour toi. Tu l’aurais peut-être eue pour 150 000 $ dans cet état il y a deux ans, mais le marché est rendu là. Les gens ne l’ont pas vu monter », lance-t-il.

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De l’extérieur, la propriété semble tout à fait honorable. La coquille pourrait-elle être sauvée et l’intérieur restauré ? Un entrepreneur l’a acquise et répondra sûrement à cette question.

Après avoir reçu neuf offres d’achat, provenant toutes d’entrepreneurs, la « maison moisie » s’est rapidement vendue. « Ils vont la flipper et la remettre à 600 000 $ ou 650 000 $ », prévoit le courtier.

En terrain connu

  • C’est un dégât d’eau négligé pendant une longue période qui a causé cette situation.

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    C’est un dégât d’eau négligé pendant une longue période qui a causé cette situation.

  • Le courtier Jimmy Arseneault indique que le marché est rendu à ces prix, pour ce secteur recherché. Mais que le projet vise d’emblée un rénovateur motivé.

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    Le courtier Jimmy Arseneault indique que le marché est rendu à ces prix, pour ce secteur recherché. Mais que le projet vise d’emblée un rénovateur motivé.

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« Emplacement, emplacement, emplacement », pour reprendre en français ce dicton immobilier. Dans tous les cas précités, c’est davantage la valeur du terrain et sa situation, plutôt que les murs décrépits, qui valent leur pesant d’or.

À Montréal, il n’y a presque pas de terrains disponibles. Si l’on veut construire, on doit souvent le faire là où il y a déjà du bâti. Quand on achète quelque chose en mauvais état, ce sera souvent pour acquérir le terrain.

Francis Cortellino, économiste pour la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL)

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La SCHL a justement mené une étude sur l’augmentation importante des valeurs immobilières depuis les années 1990. Fait saillant : les deux tiers de la hausse des valeurs de maisons unifamiliales du Plateau Mont-Royal découlent de celle des terrains, le tiers restant étant lié au bâtiment. Il insiste, tout comme M. Beauchemin, sur la recherche de la maximisation dudit terrain, grâce au zonage.

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Pour 799 000 $, vous aurez cette cuisine… beaucoup ont tiqué, mais la valeur est davantage liée au terrain et à l’emplacement qu’à la bâtisse elle-même, nous expliquent des professionnels du milieu.

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Le quartier est très recherché, ce qui justifie la fourchette de prix très salée.

Une illustration retentissante de cela reste cet immeuble en piteux état à vendre 799 000 $ dans le Mile End, quartier montréalais couru. « Le terrain très bien situé et les possibilités de démolition et de rénovation, qui restent à confirmer avec la municipalité, expliquent son prix. Il y a beaucoup d’action dessus. Mais il faut connaître ça, et les valeurs sur ce marché », déclare la courtière Francine Simard.

Selon l’évaluateur agréé Simon Beauchemin, ce prix demandé n’est pas scandaleux. Son équipe ayant effectué une rapide analyse, elle a décelé plusieurs atouts liés zonage : « Sous réserve d’approbation municipale, on pourrait établir un rez-de-chaussée commercial, ajouter un étage, et le terrain est constructible à 100 %. À Montréal, ça devient un plus pour un entrepreneur. »

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Des approbations municipales sont encore en attente pour les conditions de modification de cette demeure du Mile End.

L’évaluateur voit fréquemment ce genre de bien délabré, racontant avoir jadis vu passer un immeuble qu’il estimait trop cher. « L’entrepreneur m’a démontré qu’il allait rénover rapidement des logements vacants, ajouter un étage et obtenir six unités avec des loyers au prix du marché. Il partait ainsi rapidement chercher un retour sur son investissement. »

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Ces propriétés insalubres ne s’adressent pas à des familles ou des particuliers qui recherchent des maisons « clés en main », mais plutôt à des pros qui cherchent des projets « clé à molette en main ».

Bien sûr, la surchauffe provoquée par deux ans de pandémie et le déséquilibre entre l’offre et la demande sont venus jouer un rôle prépondérant dans ces prix toujours plus élevés. La SCHL avait alerté, en septembre dernier, de la surchauffe du marché montréalais et de son état de vulnérabilité. Francis Cortellino, de la SCHL, note des hausses de prix encore importantes, une demande toujours présente, mais une relative diminution du rythme des transactions. « Comme la demande est encore présente sur le marché, cela peut inciter des acheteurs à acquérir de telles propriétés. » Il met en garde contre les attitudes spéculatives : « C’est un danger d’avoir des attentes irrationnelles, en pensant que les prix ne peuvent qu’augmenter », prévient-il.

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D’importants investissements sont à prévoir. Si les travaux sont bien réalisés, le jeu pourrait en valoir la chandelle, nous disent des experts indépendants.

L’évaluateur agréé Guillaume Caron ne s’est pas prononcé sur les exemples ci-dessus, mais fait remarquer que la simple vente de ces propriétés valide leur valeur : « Si ça s’est vendu, c’est que ça vaut probablement ça. La valeur marchande, c’est quand le prix offert rejoint la perception de valeur de l’acheteur. C’est une bonne démonstration que probablement le marché est rendu là », dit-il.