Hors la propriété, point de salut ? Pas si sûr. La Presse a rencontré des locataires endurcis qui refusent de sacrifier leur liberté sur l'autel de l'immobilier. Portraits.

La vie sans stress

Selon Statistique Canada, la proportion de ménages propriétaires de leur logis, au Québec, est en constante augmentation : elle est passée de 47 % en 1971 à quelque 62 % en 2011. L'accès à la propriété n'est certes pas à la portée de tous, mais tous n'en rêvent pas absolument : bien des gens, comme Jacinthe Riopelle et Marc-André Beaudoin, refusent de troquer leur liberté contre une hypothèque.

« On voit arriver le temps des taxes et on se dit : "Ha  ! Pas pour nous, lalalère !". »

Jacinthe Riopelle et Marc-André Beaudoin, dans le ravissant appartement qu'ils occupent depuis un an rue Lacordaire, à Montréal, ne regrettent pas un instant leur décision de redevenir locataires. Il faut dire qu'ils sont tombés sur un bijou d'appartement.

Récemment rénové avec un goût très sûr par les proprios, discrètement serti dans une portion du secteur Mercier-Ouest qui a des airs de village, leur rez-de-chaussée avec sous-sol entièrement aménagé s'ouvre sur une jolie terrasse et un jardin. 

Un village en ville

Non loin de chez eux se trouvent une épicerie de quartier comme on n'en voit plus, une coquette caserne de pompiers à clocheton, des rangées de maisons basses aux frontons ouvragés, une église où sonne sans doute encore l'angélus flanquée de son vieux presbytère à vastes galeries de bois. De grands arbres, l'été, déposent une ombre fraîche et murmurante sur ce quartier presque secret. 

Jacinthe, qui enseigne le montage de structures en aérospatiale, se rend au travail à pied et son fils, pareillement, à l'école. 

Marc-André, qui est musicien, travaille aussi comme facteur l'après-midi, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, où il se rend en métro.

La situation, pour eux, est idéale, tout locataires soient-ils. 

Être ou ne pas être propriétaires

« Quand nous avons décidé d'emménager ensemble, nous étions tous les deux propriétaires, chacun de notre côté, raconte Jacinthe. Au début, on voulait acheter, mais on a d'abord loué un appartement de transition, le temps de vendre nos condos respectifs, ce qui a pris près d'un an. Pendant ce temps, on s'est aperçus que le statut de locataires nous convenait parfaitement ! » 

Une fois les condos vendus, au lieu de se mettre en quête d'une nouvelle propriété, ils ont donc cherché à louer quelque chose d'assez grand pour que Marc-André puisse avoir son studio et pour que le petit garçon de Jacinthe, âgé de 6 ans, ait sa chambre. Et ils sont tombés sur cet appartement de rêve, rénové comme si ç'avait été pour eux.

À 1200 $ par mois, Jacinthe et Marc-André trouvent qu'ils font une bonne affaire. Très bonne, même. « Quand j'ai acheté mon condo, explique Marc-André, c'était sur les conseils de mes parents. Comme beaucoup de baby-boomers, ils estimaient que c'était le meilleur véhicule de placement. Ç'a déjà été vrai - en tout cas, ça l'a été pour eux - , mais ces années-là sont terminées. J'ai été propriétaire pendant cinq ans, et il me restait seulement 10 000 $ en poche quand j'ai vendu. »

Un peu d'arithmétique

Acheté sur plan en 2009, son appartement lui a coûté 180 000 $. Avec une mise de fonds de 35 000 $, l'hypothèque s'élevait donc à 145 000 $. Il aura déboursé environ 20 000 $ en intérêts au cours de ces cinq années (en supposant un taux de 3 %), plus 20 000 $ en impôt foncier et taxe scolaire, plus 2700 $ en charges de copropriété. Ajoutons les frais de notaire, que nous fixerons à 1500 $, et les droits de mutation immobilière (la fameuse « taxe de Bienvenue ») de 1500 $, pour un total de 45 700 $. Cela donne des coûts de quelque 760 $ par mois.

Dans l'hypothèse où il aurait pu trouver un appartement à louer pour 760 $ et mis de côté les quelque 325 $ qu'il a consacrés au seul remboursement du capital, il aurait été à la tête d'une coquette somme avoisinant les 20 000 $ au bout de cinq ans. Sans compter que sa mise de fonds, judicieusement placée (même avec les faibles taux actuels), lui aurait rapporté un petit pécule supplémentaire.

« Un condo assez grand pour nous à Montréal coûte au moins 300 000 $, renchérit Jacinthe. Et il y a les assemblées de copropriétaires à se taper, les charges, les règlements, les taxes... Quant à acheter un duplex, c'est devenu vraiment hors de prix, même en comptant sur les loyers, sans parler de la gestion des locataires, des réparations à faire, de tous les soucis que ça entraîne. Nous ne sommes pas manuels plus qu'il faut, et il y a toujours quelque chose à réparer dans une maison. Là, au lieu de passer nos fins de semaine chez Rona, on s'occupe du jardin, on fait des choses qu'on aime... Et au lieu de mettre tout notre argent dans une hypothèque, on appelle notre conseiller financier, on place nos surplus et on relaxe ! »

Jacinthe est si convaincue de son choix que, quand ses parents ont décidé de mettre en vente la maison où elle a grandi, dans le même quartier, elle n'a pas voulu l'acheter. 

Et elle n'éprouve aucun regret.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Récemment rénové avec un goût très sûr par les proprios, discrètement serti dans une portion du secteur Mercier-Ouest qui a des airs de village, leur rez-de-chaussée avec sous-sol entièrement aménagé s'ouvre sur une jolie terrasse et un jardin.

Nomades dans l'âme

Marie-Ève Boucher et Martin Thibeault, âgés respectivement de 35 et 38 ans, préfèrent parcourir le monde avec leur petite fille plutôt que d'investir temps et argent dans une propriété.

Tous deux enseignants au cégep, louent cet appartement de cinq pièces dans Ahuntsic depuis sept ans. Leur statut de locataires leur convient parfaitement: «On voyage deux mois par année avec notre fille, explique Martin. Quand on part, on a l'esprit tranquille: le propriétaire habite au rez-de-chaussée. S'il arrive quelque chose, il va s'en occuper.»

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

La chambre de Mélodie, âgée de 6 ans. «Quand on a eu Mélodie, tout le monde autour de nous se disait que nous allions acheter, mais pour quoi faire? C'est vrai qu'on manque un peu d'espace, mais on a le luxe de ne pas perdre de temps avec les corvées liées à l'entretien d'une maison, comme le gazon, la peinture... de toute façon, on est zéro manuels!», dit Marie-Ève en riant.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Marie-Ève et Martin adorent leur appartement et leur quartier. «On est à deux pas de la promenade Fleury, on peut faire toutes nos courses à pied. Et la ruelle est pleine d'enfants, c'est très familial.» Les deux aiment bien aussi le fait de pouvoir consacrer du temps à leurs loisirs, par exemple à la musique.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

«L'argent qu'on mettrait dans une hypothèque, dans les frais d'entretien, les taxes, etc., on le consacre à nos voyages. Le fait que le loyer soit très bas (725$) nous permet aussi de prendre des congés sans solde pour partir plus longtemps.» Dans l'appartement, de nombreux objets témoignent des voyages que le couple a pu faire dans le monde, comme cette théière rapportée du Maroc.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

La liberté chérie

Devenu locataire il y a 23 ans à la suite d'un divorce, Jacques Paradis n'a jamais songé à racheter une propriété. Ce n'est pourtant pas parce qu'il n'en aurait pas eu les moyens. Alors âgé de 50 ans, restaurateur prospère, il a simplement préféré la liberté que procure le fait d'être locataire.

« J'ai été deux fois propriétaire. À la suite du divorce, on a vendu la maison et j'ai vagabondé un peu. J'ai décidé d'être locataire parce que, comme je vis seul, je ne voulais pas d'une maison et que je déteste la formule condo. Le premier logement que j'ai eu était dans une coopérative, une expérience de vie communautaire que je n'ai pas trouvée agréable. En condo, c'est la même chose : on est à la merci des décisions des autres - les copropriétaires, les entrepreneurs, les municipalités... »

Il en a d'ailleurs un peu contre les municipalités qui encouragent la construction de copropriétés ou, pire, la conversion d'immeubles locatifs en copropriétés : « Ça leur permet de percevoir encore plus de taxes et ça réduit le bassin de logements locatifs. »

Maintenant âgé de 73 ans, il habite un joli appartement de cinq pièces avenue Papineau, dans le Plateau-Mont-Royal. « À 1010 $ par mois, chauffé, eau chaude fournie, juste en face du parc La Fontaine », précise-t-il. Une aubaine, en effet ! 

M. Paradis reconnaît que, à titre de locataire, il est quand même à la merci du propriétaire puisque l'immeuble où il habite a été vendu et sera démoli. Il devra donc déménager cet été. Mais loin de s'en désoler, il philosophe : « La compensation qui m'a été offerte est très satisfaisante, je n'aurai pas de mal à me reloger. C'est un tournant de la vie, voilà tout. Je n'ai pas encore décidé si j'irais dans une résidence pour retraités - à mon âge, c'est une possibilité. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Jacques Paradis dans sa cuisine. L'immeuble sera malheureusement démoli cet été.

L'avis de deux experts

Dans son ouvrage Un chez-moi à mon coût, paru en 2003, Éric Brassard, comptable professionnel agréé et conseiller financier, déboulonne plusieurs mythes au sujet des avantages financiers de la propriété. Contrairement à ce qu'on entend souvent, ce n'est pas nécessairement le meilleur investissement qui soit.

LES COÛTS RÉELS

« Une maison, comme tout bien de consommation, c'est une dépense, soutient Éric Brassard. L'équation prix d'achat/prix de vente dont les gens se servent pour calculer la plus-value d'une maison ne tient pas compte des coûts réels, comme les intérêts, les frais de rénovation et d'entretien, etc. »

BONNET BLANC, BLANC BONNET

Malgré tout, M. Brassard estime qu'être locataire ne coûte pas forcément moins cher que d'être proprio, à moins de bénéficier d'un loyer anormalement bas, comme c'est le cas de Marie-Ève et Martin (nos nomades de l'onglet 3). À logis de qualité comparable, être locataire ou propriétaire, financièrement, revient à peu près au même - pourvu qu'on soit discipliné, évidemment. 

UNE QUESTION DE PRIORITÉS

« Dans toute planification financière, ce qui importe, c'est de s'assurer de trois choses : avoir un fonds d'urgence, un  coussin », en cas de pépin ; économiser suffisamment en prévision de la retraite ; et avoir les assurances nécessaires [vol, incendie, invalidité] pour parer aux aléas de la vie. Après, on peut savoir de combien on dispose pour se loger, et c'est ensuite une question de choix et de priorités : où veut-on habiter ? Quelle proportion des revenus disponibles veut-on consacrer au logement ? »

AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS

« L'achat d'une propriété revêt un aspect émotif », estime pour sa part Jean-François Vinet, planificateur financier à la Banque TD et locataire depuis toujours. « C'est une source de fierté pour bien des gens. Mais il y a des avantages à rester locataire : pas de gazon à tondre, pas d'entretien, pas de rénos... Pour ma part, j'ai la chance d'avoir un logement près de mon boulot, de l'école et de la garderie de mes filles. Il faudrait m'arracher les dents pour me forcer à déménager ! »

PHOTO THINKSTOCK

Contrairement à ce qu'on entend souvent, l'accès à la propriété n'est pas nécessairement le meilleur investissement qui soit.