Juillet 2006. La guerre éclate entre le Liban et Israël, bouleversant le quotidien de millions de gens. Mais les guerres provoquent aussi leur lot de petites histoires, qui font rarement la une des journaux. Comme celle de Stéphanie Dadour, jeune designer libanaise, québécoise d'adoption, qui est revenue vivre dans son pays au moment où les bombes se sont mises à tomber. De son étrange retour d'exil est né un besoin irrépressible de se créer un nouveau chez-soi, qui l'a poussée à inventer un meuble multifonctionnel unique. Voici son histoire.

Été 2006. Stéphanie Dadour se prépare à quitter le Québec, où elle a étudié le design et l'architecture pendant six ans, pour retourner s'installer au Liban. Avant de rentrer dans son pays d'origine, elle projette de passer un mois en Europe, sac au dos. Au moment de quitter Montréal, elle emballe ses affaires dans des boîtes, surtout ses nombreux livres, et les expédie au Liban, par bateau. Sans savoir qu'elle ne les reverra pas de sitôt...

Au cours d'une escale en Espagne, elle tombe par hasard sur un exemplaire du journal Métro et c'est ainsi qu'elle apprend que la guerre a éclaté dans son pays. Elle doit attendre que les choses se calment avant de regagner le Liban; c'est donc 33 jours plus tard que Stéphanie remet les pieds à Beyrouth. Avec la guerre et le chaos qui en a découlé, le port a été fermé et ses effets personnels sont égarés quelque part en mer. Impossible de savoir quand - et même si - ils arriveront. Du jour au lendemain, elle se retrouve dans l'immense appartement vide où elle vient d'emménager à Beyrouth. Seule, avec rien d'autre que son sac à dos. «C'était vide, très vide, se souvient la jeune femme, jointe au téléphone. Je ne m'y sentais pas encore chez moi.»

En attendant le retour hypothétique de ses affaires, elle ressent le besoin de se créer un petit cocon à l'intérieur des 250 mètres carrés que compte son appartement. Un endroit où elle se sentirait vraiment à la maison, qu'elle devra créer «à partir de rien». Elle veut concevoir un meuble polyvalent qui pourra répondre, à lui seul, à la majorité de ses besoins. «Il fallait que je trouve une façon de créer un meuble flexible qui s'adapte à toutes les situations, explique-t-elle. Un seul élément, conçu pour rassembler toutes les choses dont j'ai besoin dans la journée.»

Au milieu de son appartement vide, la jeune designer s'attelle à la tâche. Elle réfléchit à l'espace autour d'elle, aux atouts de son logement. Situé en banlieue de Beyrouth, il offre une vue imprenable sur la masse de béton de la ville, tout en étant à proximité de la mer et des montagnes. Cette vue lui a servi de point de départ pour créer sa structure de bois multifonctionnelle, qui se déploie devant l'immense fenêtre face à la ville.

À chacun son meuble

Au premier coup d'oeil, on dirait un seul morceau de bois plié de toutes les façons imaginables. «Comme une surface que je peux manipuler, une planche de bois que je module selon mes besoins», résume Stéphanie. Dans ce meuble sur mesure, on peut à la fois s'asseoir (seul ou avec des amis), lire, travailler, et même roupiller, grâce au petit coussin rose qui le recouvre. Au bout, une longue assise permet d'admirer la vue ou encore de s'y installer avec un bon livre.

«C'est un projet très égoïste», prévient la designer, qui affirme l'avoir conçu en fonction de ses propres mesures. «Quelqu'un de très grand n'y sera pas à l'aise!» Effet collatéral intéressant: quand des visiteurs sont de passage, chacun s'approprie le meuble de manière différente. «Les gens ont d'autres rapports au meuble que celui que j'avais imaginé», dit-elle. Avec un peu d'inventivité, on peut se coucher dessus, dessous ou même y faire ses étirements!

Le long du mur, parallèle au meuble, se trouve une grande bibliothèque faite du même bois. «Les deux meubles sont complémentaires, affirme Stéphanie. L'un ne pourrait pas vraiment exister sans l'autre.» La bibliothèque contient ses nombreux livres, arrivés à bon port quelque six mois plus tard, même si certains ont été endommagés. Sur les étagères, les livres côtoient des tableaux, des bibelots et aussi un énorme cactus!

Étonnamment, le reste de l'appartement est toujours resté très peu meublé, affirme Stéphanie, car avec ces objets de son cru, «j'ai tout ce qu'il me faut». «On a tendance à vouloir meubler tous les espaces, dit-elle. Le vide permet au meuble de respirer et, de toute façon, il donne à lui seul une forte présence à l'espace.»

L'imposante structure de plus de 4 mètres de long porte même un nom: «shémöé» (à prononcer avec l'accent québécois). Littéralement: «Chez moi». Pour Stéphanie, c'est l'équivalent de rentrer chez elle, au Liban, mais en y emmenant une parcelle du Québec, qui fait maintenant partie d'elle. «Il y a encore un peu de Montréal «chez moé»!», lance celle qui a vécu au Québec pendant une partie de sa jeunesse.

Aujourd'hui, cette habituée des allers-retours habite Paris, où elle prépare un doctorat. Son appartement est minuscule: pas plus de 20 mètres carrés! «C'est d'autres conditions de vie», lance Stéphanie, philosophe. De toute façon, où qu'on se trouve, l'important est de bien se sentir... «shésöé»!