Les chambres d’enfants non genrées sont l’une des tendances fortes de l’année en décoration, a statué Pinterest. Les licornes, princesses et superhéros sont-ils encore bienvenus dans l’antre de la nouvelle génération ?

« Utiliser les termes “non genré”, “neutre” ou “mixte” pour décrire des thèmes de déco ou des couleurs, c’est déjà supposer qu’ils appartiennent à un genre défini, affirme Lucie Dominguez, qui a accueilli ses deux bébés — un garçon et une fille aujourd’hui âgés de 6 et 3 ans — avec des murs blancs. C’est lorsqu’ils ont été assez grands pour choisir ce qu’ils aimaient que ça s’est précisé. »

Son fils, Timothée, a alors souhaité une couverture florale avec des pouliches, une dînette et des jouets de construction. Violette s’est plutôt intéressée à un tapis de jeu orné de voitures. « J’estime que c’est notre responsabilité d’offrir à nos enfants la liberté de choisir. Si leur chambre leur dit déjà ce qu’ils doivent être en tant que fille ou garçon, on leur enlève une possibilité d’évoluer vers toutes les options qui s’offrent à eux », ajoute la maman.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Lucie Dominguez avec ses enfants Timothée (6 ans) et Violette (3 ans) dans la chambre de Timothée et Violette,

Cette volonté de créer des décors non binaires pour enfants s’exprime depuis quelque temps déjà dans les tendances, mais avec d’autant plus de conviction depuis la pandémie, selon la décoratrice d’intérieur Caroline Simon. « Après avoir passé une année avec les enfants à la maison, les parents ont des attentes claires quant au mobilier, aux jouets et autres produits qu’ils souhaitent inscrire dans la vie de leurs petits. Et l’une de leurs considérations est d’intégrer des concepts plus inclusifs. »

Le rose n’a pas toujours été féminin

Le rose n’est clairement attribué aux fillettes qu’à partir de la deuxième moitié du XXsiècle, observe Olivier Vallerand, professeur adjoint à l’École de design de l’Université de Montréal. Facile à laver et à javelliser, le blanc teinte jusqu’alors les trousseaux de bébé. S’y greffent des tons pastel dont la douceur est jugée appropriée pour l’ensemble des poupons. L’univers symbolique qui accompagne les genres n’en est pas moins scindé : force, mouvement et intensité du côté masculin ; douceur et rêverie pour les filles. Le rose, dérivé d’une couleur forte, le rouge, se range dans un camp ou dans l’autre, selon qu’il est perçu comme étant fougueux ou romantique.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

À 6 ans et demi, Timothée aime se déguiser. Il s’intéresse aussi aux pouliches, à sa dînette, à la géographie, aux poupées et aux jeux de construction. Certains de ces intérêts commencent toutefois à s’éclipser : certains jouets sont pour les filles, d’autres pour les garçons, a-t-il réalisé dès son entrée à l’école primaire.

Le boom économique qui accompagne l’après-guerre engendre un plus grand pouvoir de consommation, stimulé par une industrie de la publicité en plein essor. L’idée de décorer la chambre de son bébé fait son chemin, comme celle de dissocier les univers en fonction du genre. « Si une famille a un gars et une fille, ça fait acheter doublement », souligne Olivier Vallerand, qui s’est intéressé à l’interaction entre les genres et le design d’intérieur.

Le mouvement féministe des années 1970 remet en question certains stéréotypes, mais l’arrivée des échographies dans les années 1980 fait en sorte qu’on a désormais du temps pour préparer, décorer et acheter en fonction du sexe du bébé, d’autant que les familles sont maintenant moins nombreuses. « Aujourd’hui, les deux approches se côtoient, estime l’enseignant : d’une part, on ne veut pas que l’enfant soit marqué par une construction de genre, mais dans les faits, c’est autre chose. Les fêtes pour dévoiler le sexe du bébé en utilisant le bleu ou le rose poudre comme symboles sont plus populaires que jamais. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

« Ce qui me plaisait le plus pour la chambre du bébé, c’est ce qui était neutre, dit Sarah Lambert. Elle a choisi le gris pâle comme couleur de base. S’y ajoutent des décalques d’animaux de la forêt.

Décorer sans regard pour le sexe

Amandine Gicquel, Sarah Lambert et Meggie Faust ont choisi de ne pas connaître le sexe de leur bébé avant sa naissance : une façon de garder une certaine spontanéité dans un processus clinique dans le cas des deux premières, qui ont fait appel à la procréation assistée. Pour Meggie Faust, déjà maman de deux enfants, il s’agissait plutôt d’essayer autre chose.

« J’ai eu un garçon et une fille. Je me suis gâtée avec eux en explorant des thématiques différentes en fonction du sexe, confie Meggie. Pour mon troisième, je ne voulais pas me casser la tête. J’ai récupéré ce qu’on avait sous la main. » Pas de froufrous, mais des murs crème et des animaux.

Amandine, elle, a choisi une thématique exotique déclinée dans des tons de beige et de jaune. « Si j’avais su le sexe avant, ç’aurait été la même chose », estime cette dernière.

PHOTO FOURNIE PAR AMANDINE GICQUEL

Plutôt neutre dans son ensemble, la chambre du bébé d’Amandine a été habillée des tissus polynésiens à motifs de palmiers et de fleurs de tiaré, ramenés de voyage.

Dans tous les cas, l’entourage a relevé des considérations pratiques : « Les gens nous demandaient comment on allait faire pour décorer la chambre du bébé. Comme s’ils avaient besoin de justifier la raison pour laquelle ils avaient décidé de connaître le sexe du leur », relève Sarah Lambert, mère d’un garçon de 2 mois et d’une fillette de 3 ans. « On a fait un décor semblable pour l’un et l’autre », dit-elle. À l’arrivée de son petit frère, l’aînée a eu droit à une nouvelle chambre qu’elle a voulue rose, avec des licornes, même si elle apprécie aussi les dinosaures.

Le poids des autres

PHOTO FOURNIE PAR AMANDINE GICQUEL

Plutôt neutre à l’origine, la chambre du fils d’Amandine Gicquel, maintenant âgé de trois ans et demi, s’est transformée en une petite jungle.

En Californie, une loi signée le 9 octobre dernier impose désormais des rayons de jouets non genrés aux grands magasins de l’État, qui devront mélanger les genres d’ici 2024. « Mon fils a observé qu’il y a des rayons délimités pour les garçons et les filles dans les boutiques », relève Lucie Dominguez. Le petit Timothée sait maintenant de quel côté se diriger pour ne pas mélanger les cartes, même si ce n’est pas la direction qu’il aurait spontanément choisie.

L’entrée à l’école a aussi eu une influence sur Timothée qui, dès les premiers jours, avait conclu que certains objets ou intérêts relevaient d’univers réservés aux garçons ou aux filles. « En une année d’école, il a beaucoup revu ses choix et ses goûts, note sa mère. Comme tout animal grégaire, il a très envie de se conformer aux dictats de la cour de récréation. » L’influence de la chambre pèse au final très peu dans la société dans laquelle les enfants évoluent, constate-t-elle.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Même si la pression de se conformer aux dictats des genres est grande dans la cour d’école, les amis qui viennent visiter Timothée ne semblent pas gênés par son choix de jouet ou de décoration à la maison, observe sa mère.

« C’est difficile pour nous de le voir changer son identité pour se conformer à quelque chose d’artificiel et superficiel, dit Lucie. C’est certain qu’il y aura une influence de notre part, car nous sommes ses modèles, mais ses choix lui appartiennent. Un enfant ne doit pas être un porte-étendard des convictions des parents. Et même des siennes s’il n’en a pas envie. »